Berlinale 2020 : notre bilan

L’ANCIEN ET LE NOUVEAU MONDE

Si vous avez suivi nos précédentes couvertures de la Berlinale, vous connaissez l’injustice de la réputation ringarde qui lui colle encore à la peau en France. Derrière une vitrine de stars certes moins prestigieuse qu’à Cannes ou Venise, se cache un vivier de découvertes plus luxuriant qu’ailleurs. Des films appétissants, remplis de personnalité, d’audace et de talent, il y en a toujours eu plein dans les nombreux recoins de la Berlinale, encore faut-il avoir la curiosité cinéphile de sortir soi-même des sentiers battus. Néanmoins, cette image désuète reste tenace. L’enjeu était alors de taille cette année pour la nouvelle équipe en charge : Mariette Rissenbeek, Carlo Chatrian et toute une partie de son ancienne équipe de sélectionneurs pointus de Locarno. A nos yeux, le pari a été remporté haut la main : cette Berlinale 2020 fut un très bon cru.

La principale nouveauté de cette année fut la création d’Encounters, une toute nouvelle section curatée par Chatrian et dédiée aux projets cinématographiques audacieux et hors-normes. Disons-le : cette sélection contenait parmi les meilleurs films de cette édition et même, on est d’ores et déjà prêt à le parier, parmi les meilleurs films de l’année. Le titanesque documentaire/poème de 8 heures The Work and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin), la SF pleine de spleen et de malaise de The Trouble With Being Born, ou l’hypnotisante radicalité des échanges philosophiques de Malmkrog. Bravo à l’équipe de sélection, et bravo au jury qui a rendu un palmarès parfait (ce qui n’est pas exactement le cas du jury de la compétition, on y reviendra). On aurait bien vu primé également Gunda, l’inclassable documentaire sur les cochons dont tout le monde parlait sur place. Tous ces films nous ont laissés bouche bée, avec bien souvent la plus excitante question en tête : « mais comment ont-ils fait pour réaliser ça » ? Encore, s’il vous plait ! Avec une telle ligne éditoriale, on aurait pu craindre que le Forum se retrouverait affaibli. Pas du tout. Pour son 50e anniversaire, la section a encore une fois rassemblé des auteurs déjà grands (Radu Jude, Kazuhiro Soda) et des ovnis farfelus. En tout, c’est une grosse trentaine de films que nous avons vus dans les sections parallèles.

Nous avons aussi vu l’intégralité de la compétition. La nouvelle équipe y a apporté un flair plus contemporain, composant un line-up de noms plus prestigieux que ces dernières années, sans devenir conservateur pour autant. Au contraire, la place laissée à la surprise était énorme. Chatrian et compagnie ont d’ailleurs conservé et accentué les meilleures qualité du travail de leur prédécesseur Dieter Kosslick : l’éclectisme et l’ouverture. Le spectre de ce qu’on peut voir en compétition à Berlin est plus grand que dans les autres festivals de même taille, allant cette année de la comédie populaire au thriller sexy en passant par un documentaire au polyvision. La variété de points de vue est également plus grande. Cette année encore à Berlin on a pu voir plus de films qu’ailleurs sur des personnages féminins (il y avait plus de concurrence et de suspens pour le prix de la meilleure actrice que celui du meilleur acteur – c’est souvent ça la Berlinale) et plus de réalisatrices : elles étaient cette année 7 en compétition, et 2 d’entre elles figurent au palmarès.

Face à cette compétition, le jury s’est retrouvé divisé. Le président Jeremy Irons (un choix étonnamment désuet) ne l’a d’ailleurs pas caché au moment de remettre, avec une touche passive-agressive, un prix au film polémique Dau.Natasha. Cela était de toute façon flagrant dans le schisme du palmarès entre d’un coté les films aux singularités artistiques (les excellents Ondine, La Femme qui s’est enfuie et Dau.Natasha), et de l’autre les films particulièrement lisibles où tout est trop surligné. C’est le cas du grand gagnant de la soirée, qu’on doit bien avouer avoir détesté : troisième ours d’or iranien en dix ans, There is No Evil nous a paru d’un didactisme simpliste et empesé à la fois. C’est aussi le cas à nos yeux du scénario chiche en subtilité de Favolacce, ainsi que de l’interprétation grotesque d’Elio Germano dans Volevo nascondermi. Comparer sa prestation à la subtilité de celle de Paula Beer (qui rejoint avec mérite la liste des très grande actrices allemandes primées à Berlin) dans Ondine est assez risible. D’une certaine manière, le formidable Never Rarely Sometimes Always est lui aussi très facile d’accès car il appartient à la famille familière du cinéma indépendant américain. Mais de par son écriture fine et tendue à la fois, le film demeure un très bon film d’autrice. Pas étonnant qu’il ait fait partie de toute les discussions sur place – et du palmarès.

L’absence de Days de Tsai Ming-Liang parmi les primés en a sidéré plus d’un, nous compris. On regrette également celle de Kelly Reichardt ; il faut dire qu’en compétition comme ailleurs, les réalisatrices américaines ont tiré leur épingle du jeu (citons le brûlant The Assistant, au Panorama). L’Asie, moins présente que d’habitude, a néanmoins dominé la compétition et nous a permis de retrouver en sections parallèles des cinéastes attendus. C’est surtout le Brésil qui était présent partout, avec des bons films dans chaque section (Todos os mortos, Divinely Evil, Irma..) : une dynamique signe d’une grande vitalité, qui avait toute sa place dans un festival artistico-politique comme Berlin.

Hasard de la grille horaire ? L’un des tout premiers films présentés à la presse, et qui a comme lancé le ton, fut Malmkrog. Soit le portrait spectral d’un monde aristocratique qui ne réalise pas qu’il appartient déjà au passé. Le festival s’est ensuite terminé avec The Works and Days…, portrait fleuve de la vie secrète d’un village coupé du monde. Entre les deux, de très nombreux films ont partagé une qualité étrange et rêveuse, et des personnages qui semblaient appartenir déjà aux limbes de l’au-delà : Siberia, Ondine, Todos os mortos, Berlin Alexanderplatz, The Roads not Taken, Dau.Natasha, Voices of the Wind, Black Milk, ou même (de façon très terre-à-terre) En avant. Les ponts entre les morts et les vivants tenaient encore debout, pas toujours pour longtemps mais ils ont permis des va-et-vient parfois stupéfiants, qu’on n’est pas prêt d’oublier. Cette Berlinale nous a donné comme l’impression d’un adieu chaleureux à un ancien monde.

Rissenbeek et Chatrian ont confirmé ce qui fait l’âme de la Berlinale. Le monde tel qu’on le voit sur les écrans du festival allemand est plus vaste qu’ailleurs, plus inclusif et avec moins de frontières. Plus de pays représentés, plus de femmes, des cinéastes queers et racisés, plus de diversité : dans ce monde-là, tout est possible, tout est visible. Tous sont visibles. Ce monde-là, c’est celui dans lequel nous souhaitons vivre. Qu’il vive longtemps. Bravo, et vivement l’année prochaine.

Retrouvez ci-dessous notre couverture du festival :

Compétition

Berlin Alexanderplatz, Burhan Qurbani
DAU.Natasha, Ilya Khrjanovski & Jekaterina Oertel
La Femme qui s’est enfuie, Hong Sangsoo
Le Sel des larmes, Philippe Garrel
Ondine, Christian Petzold
Schwesterlein, Stéphanie Chuat & Véronique Reymond
First Cow, Kelly Reichardt
Never Rarely Sometimes Always, Eliza Hittman
The Roads Not Taken, Sally Potter
Todos os mortos, Caetano Gotardo & Marco Dutra
Effacer l’historique, Benoît Delépine & Gustave Kervern
There is no Evil, Mohammad Rasoulof
Siberia, Abel Ferrara
Hidden Away, Giorgio Diritti
The Intruder, Natalia Meta
Bad Tales, Damiano & Fabio D’Innocenzo
Irradiés, Rithy Panh
Days, Tsai Ming-Liang

Encounters

Malmkrog, Cristi Puiu
Servants, Ivan Ostrochovský
The Trouble With Being Born, Sandra Wollner
Gunda, Viktor Kosakovskiy
The Shepherdess and the Seven Songs, Pushpendra Singh
Shirley, Josephine Decker
The Works and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin), Anders Edström, C.W. Winter

Forum

Uppercase Print, Radu Jude
Seishin 0, Kazuhiro Soda
Red Moon Tide, Lois Patiño
The Twentieth Century, Matthew Rankin
Anne at 13000 ft, Kazik Radwanski
Divinely Evil, Gustavo Vinagre
Zeus Machine. L’invincibile, Nadia Ranocchi & David Zamagni

Panorama

Black Milk, Uisenma Borchu
The Assistant, Kitty Green

Generation

Jumbo, Zoé Wittock
Voices in the Wind, Nobuhiro Suwa
Irma, Luciana Mazeto & Vinícius Lopes

Berlinale Special

My Salinger Year, Philippe Falardeau
En avant, Dan Scanlon
Swimming Out Till the Sea Turns Blue, Jia Zhang-Ke

Entretiens

« Écrire un film poétique qui donne à réfléchir » : notre entretien avec Antoine Bonnet & Mathilde Loubes au sujet du court métrage Un diable dans la poche
« C’est en m’imposant une certaine technique et esthétique assez simple que j’ai dû construire une histoire et me rendre compte au fur et à mesure des choses qui marchent ou pas en narration » : notre entretien avec James Molle au sujet du court métrage Black Sheep Boy

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Gregory Coutaut

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