Entretien avec Emin Alper

Dévoilé l’an passé à Cannes, Burning Days est à ce jour le film le plus ouvertement politique du cinéaste turc Emin Alper. Ce drame raconte les mésaventures d’un jeune procureur nommé dans une petite ville de Turquie. Emin Alper nous en dit davantage sur cette remarquable réussite, à découvrir dès le 26 avril.


Burning Days est riche en métaphores et en symboles ; le plus fort d’entre eux symbolise l’énorme gouffre qui existe entre ceux qui veulent la liberté et le changement, et ceux qui désirent s’en tenir à la tradition. Ce fossé-là est-il si gigantesque dans la société turque contemporaine?

Ce gouffre symbolise toutes les catastrophes dans lesquelles les personnes autoritaires et les populistes finiront tous par nous entraîner, qu’il s’agisse d’une guerre comme Poutine ou d’une crise économique comme Erdogan. Si vous regardez ce qui s’est passé à travers l’Histoire, vous verrez que ce genre de manipulateurs parvient à obtenir le soutien du peuple mais que leur autoritarisme et leur manipulation de la population mènent toujours leur pays au désastre. D’une certaine manière, Burning Days est un film catastrophe.



L’une des manières dont vous traduisez l’affrontement entre lutte pour la démocratie et corruption conservatrice est la manière dont sont traitées les minorités.

Les régimes totalitaires ont une aversion pour les minorités, les immigrants, les femmes, les personnes LGBTQ. Ils manipulent les sentiments de la majorité en créant des ennemis, et ces groupes sont des cibles faciles. C’est une stratégie fiable et éprouvée. Dans mon film, tous ces éléments sont liés et mènent à un personnage : le maire qui veut se faire élire et qui manipule les gens afin que ceux-ci voient ces « autres » comme des cibles. J’ai toujours été politique, j’ai toujours été militant. Cela a continué quand je suis passé au cinéma et j’ai toujours eu des projets et des histoires qui étaient comme ça, mais mon pays n’autorise pas les histoires non-culturelles.

En Turquie, vous n’allez heureusement pas en prison pour avoir tourné des films, mais cela reste risqué. Il est difficile d’obtenir du financement et de la distribution. Après ce film par exemple, il sera difficile pour moi de trouver de l’argent pour mon prochain. Je ne pense pas que j’irai en prison car le système oppressif est plutôt arbitraire et leurs cibles sont les personnalités les plus populaires, pas les réalisateurs d’art et essai.



A propos de financement, avec l’arrivée en Turquie de plateformes de streaming comme Netflix, Amazon et MUBI, il est devenu plus facile d’obtenir des financements, mais cela nuit en revanche aux cinémas. Quel est votre point de vue sur la situation ?

La Covid a tout changé. Netflix et MUBI sont arrivés en Turquie ces dernières années, et leur entrée a créé des difficultés. En dépit de quelques rumeurs, Netflix n’a pas vraiment d’intérêt pour le cinéma d’art et essai, mais certains films d’auteurs que le public attendait avec impatience sont sortis directement sur MUBI. Et maintenant, Disney + est également entré dans le paysage. Cela peut servir de source de financement, c’est sûr, mais ce ne sera pas bon pour les cinémas. L’année dernière, les chiffres du box-office pour les films d’art et d’essai étaient horribles, et ce n’était pas seulement à cause du Covid. MUBI est une très bonne plate-forme pour regarder l’art et essai, et son effet sur les cinémas d’art et essai sera ambigu : comme il s’agit d’une plateforme plus petite, ils ne peuvent bien sûr pas être une source de financement.

Vous tournez justement en ce moment une série pour Disney+. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?

Mon objectif est de réunir du financement pour mes prochains films. Je fais cette série pour pouvoir faire mes films. La société de production pour laquelle je tourne est la même société qui a investi dans Burning Days, donc je ne travaille pas directement pour Disney et je ne suis certainement pas payé par eux. C’est l’histoire d’une femme entrant dans une sorte de secte moderne qui vit sur une île. Nous venons de terminer le tournage et nous travaillons maintenant sur le montage et la post-production.



Sur la scène internationale, vous êtes aujourd’hui considéré comme l’un des fers de lance du nouveau cinéma turc. Que pensez-vous de la jeune génération de réalisateurs ? Ressentez-vous une connexion?

Je ne me considérais pas plus âgé que mes amis, et je ne me voyais pas comme faisant partie d’une génération jusqu’à ce que je vienne à ce festival. Peut-être devrions-nous nous parler davantage (rires). Les conditions nous poussent quelque part, et peut-être devrions-nous discuter de ces conditions plus consciemment les uns avec les autres. Stylistiquement et thématiquement, surtout par rapport au cinéma iranien ou au cinéma roumain, le cinéma turc est plus hétérogène. Parmi les dix titres en compétition ici, vous avez toutes sortes de genres.

Il y a quinze à vingt ans, à cause de la forte influence de Nuri Bilge Ceylan, il y avait plus d’homogénéité, mais cela a changé tout à coup. Au cours des dix dernières années, une nouvelle génération de réalisateurs s’est manifestée, chacun ayant sa propre façon de faire des films. Cela devient presque un inconvénient dans les festivals internationaux, car le cinéma turc est difficile à cerner maintenant, nous n’avons pas de véritable « style turc ».

Ici au Festival d’Antalya, deux autres films de la compétition partagent des termes similaires (Black Night, Snow and the Bear) avec Burning Days. Quel est votre point de vue sur la direction que prend le cinéma turc contemporain ?

J’ai également été surpris de découvrir les liens thématiques entre nos films. Tous ces films n’ont pas comme unique volonté de décrire la contradiction entre la vie à la campagne et la vie urbaine, mais ils choisissent leurs lieux comme une métaphore du pays dans son ensemble. Par exemple, je n’ai personnellement rien contre les citadins, je viens moi-même d’une petite ville, mais je voulais créer un microcosme et illustrer la solitude de l’intellectuel et de l’artiste moderne dans un tel univers. La Turquie a beaucoup de contradictions en ce qui concerne la tradition, la modernité, les Kurdes, les Turcs, les minorités religieuses, et ce gouvernement reçoit un très grand soutien des éléments les plus conservateurs de la société turque.



En parlant de minorités, il était très surprenant de voir qu’au Festival d’Antalya, trois films sur les dix en compétition traitaient directement de personnages LGBTQ (RSVP (Please Respond), Black Night et Burning Day), en dépit des risques encourus.

Au cours des cinq dernières années, l’homophobie est devenue une politique de l’État. Avant cela, l’homophobie existait déjà dans la société turque bien sûr, mais maintenant c’est vraiment une politique d’État. Et en réaction, les artistes ont commencé à faire des films LGBTQ. Ce qui est très bien, car cela montre que nous voulons nous battre. L’homophobie et les scènes homoérotiques ne faisaient d’ailleurs pas partie des premières ébauches de mon scénario, et je les ai rajoutées précisément à réaction à cette politique de l’État.

Le personnage du journaliste est explicitement qualifié de menace en raison de son homosexualité supposée. Quant au seul personnage féminin, elle est également très ambiguë.

Je ne voulais pas raconter une simple histoire du bien contre le mal. Le procureur n’est pas bon non plus, le journaliste n’est pas bon non plus. Vous ne pouvez pas être sûr de l’honnêteté et de l’intégrité de leurs intentions. Je suis persuadé que l’on ne peut pas rester complètement pur lorsque l’on combat le mal. C’est pourquoi j’ai dépeint les personnages comme ceci. Il s’agit d’un combat entre le mal et un moindre mal. Le personnage de la juge symbolise quant à elle la bureaucratie, et les bureaucrates choisissent toujours la voix du milieu, celle de la survie.



Le film ressemble parfois à un western. Comment avez-vous réussi à intégrer les politiques de votre pays dans ce cadre culturel-là ?

Ce n’était pas mon intention de départ, mais j’ai rapidement commencé à remarquer des similitudes entre mon film et des films américains se déroulant dans le sud des États-Unis. C’est une région qui est aussi très conservatrice et pleine de préjugés, où les « autres » sont des Noirs. Cela a créé de nombreux maires et shérifs autoritaires, un peu comme les autoritaires d’ici. J’ai donc découvert la littérature et les films américains qui traitaient d’histoires similaires, de telle sorte que je considère Burning Days comme presque un film américain (rires).

Avez-vous de l’espoir quant à l’avenir de la Turquie ?

C’est mon film le plus optimiste (rires). Mais le combat va continuer. La situation est sombre, et dans mes films précédents, les protagonistes étaient plus désespérés. Dans ce film, je voulais souligner que nous allons nous battre, et les gouffres seront la chute de ceux qui abusent de l’autorité. Le gouvernement actuel perd de la popularité en raison de la crise économique et, espérons-le, après les prochaines élections, nous pourrons envisager l’avenir avec plus d’espoir.

Pour finir sur une note plus légère : si la politique a effectivement toujours été présente dans vos films, c’est également le cas d’un autre élément, le raki. Pourquoi inclure une scène de beuverie dans chacun de vos films ? Qu’est ce que cette alcool véhicule à vos yeux ?

Boire du raki ça ne se fait pas à l’improviste. On s’attable selon certaines règles et cela prend au moins trois ou quatre heures, et au fur et à mesure que vous vous saoulez, toutes les contradictions que vous souhaitiez garder sous la surface au début commencent à sortir. Parfois on se bat, parfois les gens s’entretuent (rires), mais je pense qu’il s’agit d’un bel outil narratif pour créer de la tension et faire remonter les choses à la surface. C’est quelque chose de très pratique pour moi, et cela peut aussi donner lieu à des moments très drôles. J’aime beaucoup écrire ces scènes. Si vous testez un jour le rituel du partage de raki, vous en tomberez forcément amoureux.


Entretien réalisé à Antalya le 8 octobre 2022. Merci à Brigitta Portier et Gary Walsh.

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