Critique : Burning Days

Emre, un jeune procureur déterminé et inflexible, vient d’être nommé dans une petite ville reculée de Turquie. À peine arrivé, il se heurte aux notables locaux bien décidés à défendre leurs privilèges par tous les moyens, même les plus extrêmes.

Burning Days
Turquie, 2022
De Emin Alper

Durée : 2h08

Sortie : 26/04/2023

Note :

IL EST DES NÔTRES

Burning Days s’ouvre sur l’image puissante de deux personnages au bord d’un gouffre immense dans le désert. On l’apprend peu après : l’assèchement du terrain ayant conduit à cet effondrement et plusieurs autres du même type est dû à la régulation laxiste de l’accès aux nappes d’eau souterraines. Jeune procureur idéaliste venu de la ville, Emre débarque dans cette région asséchée pour régler ce problème qui tient moins de l’écologie que de la corruption locale. De Derrière la colline a A Tale of Three Sisters, le cinéma d’Emin Alper (lire notre entretien) est traversé par la question des limites du repli sur soi, et le cinéaste turc fait à nouveau preuve d’un talent certain pour traduire cela par l’utilisation des décors (les paysages sont ici ceux d’un western, un no man’s land rocailleux et claustrophobe au pied des montagnes). Film noir en forme de métaphore du néo-fascisme et des ravages de la pensée conservatrice, Burning Days est son film le plus ouvertement politique à ce jour.

Quand Emre rencontre pour la première fois les élus locaux, ce n’est pourtant pas un gouffre qui l’attend. Il est au contraire reçu avec une connivence masculine au zèle excessif. En ce sens, la séquence la plus cinglante du film ne se trouve pas dans son dénouement mais dans sa mise en place : une longue scène de dîner arrosé de raki où les codes de la fraternité masculine passent progressivement de l’humour au malaise à la terreur. Une variation de registre virtuose, portée par des comédiens excellents (peu d’acteurs peuvent se vanter de jouer si justement l’ivresse contre laquelle on lutte). Au festival d’Antalya où le film était présenté en compétition, le public turc n’était pas avare de réactions positives face à ce mélange de tons.

L’élégance et l’intransigeance morale d’Emre le rendraient presque hautain, mais ses allures de grand garçon sensible sont déjà suffisantes pour le rendre louche aux yeux des rustres locaux. Dans ce coin de Turquie comme dans plein d’autres régions du monde, pour être intégré à la communauté des gaillards (Emre demande même à un moment « mais il n’y a pas de jeunes filles dans cette ville? »), il vaut encore mieux être accusé de viol que d’être soupçonné d’« immoralité ». Alors que la tension continue de monter, Emre est autant prié d’accepter les pots-de-vin pour oublier cette histoire de gouffre que de prouver sa virilité en démentant les rumeurs qui courent déjà sur lui, comme par exemple celle d’être « la coqueluche des lieux de perditions » selon l’euphémisme cinglant employé par l’un des personnages (et traduit par « le chouchou des soirées raki » dans les sous-titres anglais, quitte à perdre en violence insidieuse).

Le mot homosexualité n’est pas prononcé une seule fois dans le film. Il y a pourtant une tension homoérotique flagrante qui nappe les face à face (pourtant filmés comme dans un western, voilà un décalage queer à la malice appréciable) entre Emre et l’un de ses interlocuteurs, mais le film ne confirme ou ne concrétise délibérément pas cette piste. Lors de la première mondiale du film au Festival de Cannes, certains observateurs occidentaux s’interrogeaient justement sur ce qu’ils interprétaient comme une trop grande pudeur, mais c’est prendre le film sous le mauvais angle. Burning days n’est pas un film sur l’homosexualité, Emin Alper utilise plutôt l’homophobie comme l’une des expressions de la haine de la différence. Il fait de la masculinité forceuse (celle qui s’impose dans les espaces publics et privés, celle qui transforme l’angoissant parcours d’Emre en vraie chasse aux sorcières ) le symbole d’une pensée fascisante qui se cache derrière le respect des traditions. Un gouffre prêt à avaler des villes entières.

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par Gregory Coutaut

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