L’année ciné 2018 de Gregory Coutaut

Parmi les films sortis dans les salles françaises de 2018, mes deux préférés datent en réalité de 2015. Cette année là, Senses faisait sa première à Locarno, sous son titre d’origine Happy Hour (le film se trouvait alors en première place de mon classement des films inédits), et Manifesto était présenté pour la première fois au ACMI de Melbourne, dans sa version exposition. Outre leur année de naissance, ces deux films ont pour point commun de déborder franchement du cadre de ce que l’on attend d’un film. L’un par sa durée digne d’une mini-série, 5h17, l’autre par son concept : avant de sortir sous la forme d’un long métrage, Manifesto fut une performance projetée en simultané sur 13 écrans différents. Où s’arrête et commence le cinéma ? S’affranchir des frontières entre les formes et les registres a été la démarche commune des cinéastes les plus audacieux de l’année. Lav Diaz a tourné dans la jungle une comédie musicale de 4 heures à la fois historique et surnaturelle. Juliana Rojas et Marco Dutra ont assemblé avec ludisme un conte familial et politique, convoquant Walt Disney, des lesbiennes et un loup-garou. Adina Pintilie a libéré une parole rare en mélangeant fiction et documentaire, dans un résultat inclassable dont la vie s’apprête à se poursuivre sur d’autres médias. Leur cinéma n’a pas de frontière, à notre regard de ne pas en avoir non plus.

TOP 2018 (sorties salles)

  1. Senses, de Ryusuke Hamaguchi
  2. Manifesto, de Julian Rosefeldt
  3. Les Bonnes manières, de Juliana Rojas et Marco Dutra
  4. Climax, de Gaspar Noé
  5. Zama, de Lucrecia Martel
  6. La Saison du diable, de Lav Diaz
  7. Utoya 22 Juillet, d’Erik Poppe
  8. Touch Me Not, d’Adina Pinitlie
  9. Milla, de Valérie Massadian
  10. Grass, de Hong Sang-Soo

TOP INÉDITS (films sans date de sortie)

  1. Roman national, de Grégoire Beil
  2. Suburban Birds, de Qiu Sheng
  3. Die Tomorrow, de Nawapol Thamrongrattanarit
  4. Silent Mist, de Zhang Miaoyan
  5. Tarde para morir joven, de Dominga Sotomayor
  6. When the Trees Fall, de Marysia Nikitiuk
  7. The Green Fog, de Guy Maddin, Evan & Galen Johnson
  8. Holiday, d’Isabella Eklöf
  9. The World is Full of Secrets, de Graham Swon
  10. I Remember the Crows, de Gustavo Vinagre

TOP ATTENTES 2019

  1. X&Y, d’Anna Odell
  2. Angelo, de Markus Shleinzer
  3. Koko-di Koko-da, de Johannes Nyholm
  4. Untitled Miranda July Project
  5. Pelikanblut, de Katrin Gebbe
  6. Benedetta, de Paul Verhoeven
  7. Ich war zu hause, aber, d’Angela Schanelec
  8. To the Ends of the Earth, de Kiyoshi Kurosawa
  9. In Fabric, de Peter Strickland
  10. Little Joe, Jessica Hausner

COUP DE CŒUR : GARÇONS SENSIBLES

Réaliser une fresque historique en costumes. Rassembler un casting de stars internationales dans un film de science-fiction. Deux privilèges typiquement masculin. En effet, à combien de réalisatrices confie-t-on habituellement les budgets nécessaires à de tels projets? Mais ce n’est pas uniquement parce qu’ils font figure d’exception trop rare que Zama et High Life ont marqué l’année cinématographique. Entre autres qualités, ces deux films ont également permis de tordre le cou aux clichés masculinistes des héros de ce genre de films. Les protagonistes de ces deux films-là sont certes des hommes, mais ce n’est pas leur virilité qui leur sert de tremplin pour sauver et conquérir. Ces deux hommes-là étaient plutôt – lâchons le mot – des garçons sensibles.

De Phantom Thread à Nuestro Tiempo, on a assisté avec jubilation aux naufrages de certains mecs au narcissisme toxique et titanesque. Mais il y avait un spectacle plus rare et enthousiasmant encore. Celui donné par les hésitations de deux personnages masculins complètement à contre-courant : Gabriel dans Maya et Armin dans In My Room (présenté à Un certain Regard – sortie le 9 janvier 2019). Ces deux protagonistes ont beaucoup en commun. Physiquement, ce sont deux trentenaires encore dans une sorte de nonchalance adolescente, avec leur part de fierté et de maladresse. Ce sont surtout des personnages masculins passionnants dans le sens où, même si c’est bien leur égo qui fait se déployer le récit, c’est en quelque sorte malgré eux.

Suite à un traumatisme, Gabriel part à Goa et séduit une jeune Indienne de la moitié de son âge. Coupé des autres, Armin reconstruit son monde de ses propres mains. Le voyage, la séduction, la conquête, le territoire : des vrais trucs de bonhomme. Pourtant, ils n’ont pas l’air d’y croire eux-mêmes. Ils sont comme absents à leur propres vies, témoins en retrait de leurs propres actions. Il y a quelque chose de bouleversant chez ces hommes-là, et c’est peut-être ce rapport qu’ils ont à leur propre condition masculine. Respectueux jusqu’à la timidité, jamais à se mettre en avant, mais prompts malgré eux à retrouver leurs réflexes condescendants, à jouir un peu trop vite de leur privilèges, sans prendre le temps d’apprendre des autres.

Gabriel et Armin ne ressemblent pas à des héros de films habituels : ni gaillard taiseux ni loser, ils se situent dans une zone grise trop peu explorée quelque part entre le petit garçon et le connard. Dans l’interview qu’elle nous avait accordée Lucrecia Martel nous confiait « on s’est dit qu’on allait faire le film en imaginant que tous les personnages étaient homos. Bien sûr, c’était une plaisanterie, on s’en fiche qu’ils le soient ou pas, ce n’est pas la question, mais c’était le meilleur moyen d’éviter l’écueil du héros masculin dominant, ce cliché de film d’époque qui était comme un piège tendu d’avance. Mais de toute façon, je suis persuadée que ce genre de représentations est plus proche de la réalité que cette figure du surhomme traditionnel« . Les enjeux qu’il y a à dépoussiérer ainsi les stéréotypes virils ne sont pas que cinématographiques, c’est aussi une manière d’être plus proche du réel, de nous.

Gregory Coutaut

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