Festival de Rotterdam | Entretien avec Vanja Kaludjercic

A mi-chemin de cette 51e édition que vous pouvez suivre quotidiennement sur Le Polyester, Vanja Kaludjercic, directrice du Festival de Rotterdam, nous parle des temps forts de sa sélection riche en découvertes.


En 2021 vous êtes parvenue à organiser non pas une mais deux éditions du Festival de Rotterdam, en janvier puis en juin. Comment s’est déroulée pour vous la deuxième moitié de l’année et le travail sur l’édition 2022 ?

Nous avons mis un point final au dernier chapitre de notre 50e édition le 6 juin, et dans un monde idéal nous aurions profité des mois suivant pour nous remettre de la tâche monumentale qu’était organiser deux festivals en l’espace de six mois. Or nous avons commencé à travailler sur l’édition 2022 et à sélectionner de nouveaux films dès début juillet.

Photo Jan de Groen

Au fil des mois, nous n’avons pas préparé qu’une seule version possible du festival, ni même deux ou trois, mais bien plus. Ces différents scénarios incluaient toutes les variantes possibles, qu’elles soient intégralement en ligne ou en format hybride. Pendant longtemps, tout semblait réuni pour que nous puissions avoir un festival en chair et en os, nous étions prêts à projeter 300 films et à accueillir des milliers d’invités et de spectateurs du monde entier. Or, en décembre, soit au moment où nous approchions de la ligne d’arrivée, le gouvernement a annoncé un confinement total. Nous n’avons pas eu d’autre options que d’organiser une édition entièrement en ligne, puisque nous n’avions aucun indice sur la future réouverture des salles.

Ce qui nous a aidé.e.s, c’est que ce n’était pas la première fois que nous devions tout ré-imaginer ainsi. L’édition de l’an passé nous a appris beaucoup. Par exemple, programmer un festival en ligne est un travail complètement différent d’un festival en présentiel, de par la nature même des visionnages en ligne. Le public ne va pas poser dix jours de congés pour regarder cinq films par jour, donc proposer 300 films à voir sur une période aussi courte n’aurait pas vraiment de sens. C’est pourquoi nous avons fait une petite sélection de 50 films qui seront montrés aux spectateurs des Pays-Bas. En ce qui concerne les journalistes et les professionnels, c’est une toute autre histoire car ils sont bien sûr avides de voir de nouveaux films. Ils ont donc accès à une sélection bien plus large, qui inclue bien sûr nos deux section compétitives Tiger et Big Screen. Les films présents dans ces sections seront d’ailleurs montrés en salles au public néerlandais plus tard dans l’année.

La comédie sexy Please Baby Please est un choix décalé et excitant pour un film d’ouverture. Qu’est-ce qui a motivé ce choix, ainsi que celui de présenter une rétrospective de sa réalisatrice, l’Américaine Amanda Kramer ?

A plusieurs titres, Amanda Kramer correspond à notre vision du gigantesque terrain d’entente qu’est le Festival de Rotterdam : c’est une cinéaste à la fois pop et expérimentale, mais c’est aussi une entertainer, une fantaisiste, une rêveuse. C’est une autrice qui connait son Histoire mais a compris que cette dernière doit davantage être une boîte à outil plutôt qu’une bulle de vénération vaniteuse. C’est une artiste qui prend plaisir à se déplacer entre différentes zones d’expression, du cinéma aux clips en passant par les galeries d’art. Elle nous offre cette sensation rare : faire de l’avant-garde une source de joie. Il nous était donc simple de lui rendre hommage, et pas uniquement parce que nous avons deux longs métrages d’elle à présenter en première mondiale, mais également parce que nous étions médusés du manque d’attention que génère son travail.

Le cinéma indien occupe souvent une place spéciale au Festival de Rotterdam (le film Pebbles a d’ailleurs remporté l’édition 2021), mais c’est encore plus le cas cette année avec pas moins de 7 longs métrages et de nombreux courts. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette présence exceptionnelle ?

Disons les choses comme cela : tout festival au monde devrait présenter un grand nombre de films indiens car l’Inde demeure l’une des cultures cinématographiques les plus ahurissantes et diverses qui existent. Je crois pouvoir dire que nous avons élargi notre vision de l’Inde. Jusqu’ici, nous nous concentrions surtout sur le cinéma d’auteur avec un net penchant pour les productions en langues Bengali et Malayalam. Nous souhaitons désormais étendre notre horizon le plus loin possible. Nous voulons des divertissements intelligents, que ce soit en Hindi, Télougou ou Tamoul. Nous voulons des œuvres d’avant-garde inclassables en provenance de toute région et toute culture. Nous voulons par dessus tout des œuvres qui osent mélanger différentes souches artistiques. C’est le cas par exemple de notre candidat au Tiger Award The Cloud Messenger, qui combine un cinéma narratif classique à des aspects novateurs, ou encore la découverte surprise qu’est Stomp, un documentaire sur une troupe Malayalam de danse chrétienne traditionnelle, du cinéma direct qui parvient en même temps à être particulièrement rythmé.

Nous avons vraiment hâte que la pandémie soit derrière nous afin qu’il redevienne plus facile de travailler avec la très puissante industrie du cinéma indienne, et afin qu’il soit plus aisé d’envisager des sorties pour ces films. Le bonheur pour moi serait d’avoir côte à côte dans le même festival un nouveau grand spectacle de S.S. Rajamouli et un nouvel essai sur le cinéma et les mythes par Ashish Avikunthak, pour que l’on puisse se délecter de leurs splendeurs audiovisuelles si différentes. Cet élargissement de notre vision de l’Inde, nous souhaitons aussi l’appliquer à d’autres cultures cinématographiques.

Cette année, un nombre remarquable de films de la sélection sont autobiographiques. Que ce soit à travers la fiction ou le documentaire (ou le plus souvent un mélange des deux) de nombreux cinéastes se sont filmés eux-mêmes, on filmé leur proches ou ont documenté l’histoire de leur famille. Pouvez-vous nous parler de cet aspect de la sélection?

Pour être entièrement honnête, cela ne correspondait pas à une stratégie de sélection préétablie. Peut-être que nous n’y avons pas pensé tant que ça parce que les films en question restent très différents les uns des autres. Pour voir les choses sous un autre angle, on peut rappeler que le Festival de Rotterdam a une histoire avec le I-cinéma, lui dédiant même toute une section appelée Cinema Narcissus il y a pile trente ans. De nombreux cinéastes à y avoir été sélectionnés sont d’ailleurs revenus au Festival au fil des ans. On dirait bien que l’ I-cinéma fait partie de notre ADN.

Par ailleurs, ont peut rappeler que des technologies de bases (bien que précises) et des outils de productions cinématographiques se retrouvent aujourd’hui dans les poches et les sacs d’à peu près tout le monde, et les réseaux sociaux ont fait de la self culture une norme. Il me parait donc tout bonnement normal que l’on se retrouve à nouveau face à un cinéma autobiographique. Peut-être est-ce aussi un moyen de défense contre l’influence corrosive d’internet ?

L’un des choix les plus singuliers et excitants de votre sélection 2022 est le moyen-métrage autrichien Answering the Sun, décrit dans le programme comme une expérience physique unique que les couleurs, les sons et la persistance rétinienne. A quoi peut-on s’attendre exactement avec ce film ?

Answering the Sun est une œuvre absolument fascinante et galvanisante crée par l’artiste, designer et cinéaste berlinois Rainer Kohlberger. Les spectateurs sont invités à s’y abandonner entièrement et à participer à un trip maximaliste où chacun de nos sens est hyper-stimulé et même poussé à bout, jusqu’à générer une expérience auditive, visuelle et extra-corporelle.

Le film débute par un spectre de couleurs qui rappelle le travail de Margaret Honda, puis se transforme rapidement en pulsations hypnotisante et en trip transcendantal. Pendant 60 minutes, on est bombardé de nappes de couleurs qui vont du multicolore au monochrome, et un mur du son tout en vibrations à faire bourdonner les oreilles. En plissant les yeux, on se retrouve avec les rétines pleines de d’images rémanentes et de mandalas qui dépassent le strict cadre de l’écran. C’est une expérience à vivre et chaque spectateur vivra un trip différent de son voisin ou sa voisine. Mon unique conseil est d’aller le voir en laissant toute réflexion derrière soi. Mais attention, il faut avoir le cœur bien accroché !

Answering the Sun est diffusé en première mondiale au Festival de Rotterdam 2022, où il concourt pour le Tiger Short Award. not even nothing can be free of ghosts, un précédent court métrage de Kohlberger avait concouru pour dans la compétition Ammodo Tiger Short du Festival en 2016.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 31 janvier 2022. Un grand merci à Gloria Zerbinati.

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