Festival de La Roche-Sur-Yon | Entretien avec Nao Yoshigai

Dévoilé en 2019 à la Quinzaine des Réalisateurs, Grand bouquet est projeté cette semaine au Festival de La Roche-Sur-Yon avec le nouveau long métrage de Nao Yoshigai, Shari. Ce court, qui aurait tout autant sa place dans une galerie d’art contemporain, raconte l’histoire d’une jeune femme affrontant une « entité noire » puissante et effrayante. Le résultat est déroutant et d’une grande poésie. Nous avons rencontré sa réalisatrice, la Japonaise Nao Yoshigai, qui est un talent à suivre…

>>> (Please find the English version below)


Quel a été le point de départ de Grand bouquet ?

Avec du recul, je dirais que le point de départ de Grand bouquet a été une amitié mise à mal par une dispute. On ne s’est plus adressé la parole, et je voulais m’attaquer aux émotions que cela a fait naître en moi à travers une histoire. J’ai collaboré avec les NTT Basic Research Laboratories sur ce qui pouvait constituer un “film tactile”, c’est-à-dire un film que l’on pourrait apprécier par ses images, par le son mais aussi par le corps. Le film tel qu’il est montré en festival n’emprunte pas à proprement parler une technique de ces centres de recherche mais il en est une interprétation cinématographique.



Il y a un sentiment de blancheur assez froide et clinique dans le visuel de Grand bouquet. Mais votre film est aussi très sensible, viscéral, coloré et beau. Comment avez-vous abordé le style visuel de votre film et ces contrastes en particulier ?

Comme vous le mentionnez, Grand bouquet est fait de contrastes. Il y a, par exemple, l’intérieur et l’extérieur, la vie et la mort, l’individu et le groupe, le cœur et l’enveloppe corporelle. Cela ressemble à des contraires, mais finalement j’avais envie qu’en voyant le film le public ressente qu’on ne peut pas séparer ces éléments. Ils sont liés, c’est comme une structure circulaire.

Dans le film, on ne voit pratiquement que la jeune fille et la masse noire. Mais cette masse noire peut être le symbole d’une entité qu’elle ne comprend pas, cela peut être aussi ses propres viscères, quelque chose qui vient de son corps. Tout cela est difficile à contrôler mais avant tout, les émotions ne sont pas seulement des mots. Les émotions, c’est aussi la lumière, l’air, le son, les vibrations, etc. Et c’est votre corps qui perçoit cela.

Le fait que ce soit le corps qui le perçoive, qu’il soit prêt à répondre à ce phénomène physique, c’est bien la preuve qu’il est en vie. Notre corps est prêt à réagir en partant dans des directions extrêmes, mais il sait aussi maintenir son propre équilibre.



L’histoire de Grand bouquet n’obéit à aucune convention. Le récit est parfois abstrait, parfois poétique… et pourtant il y a un sens puissant à votre histoire. Comment avez-vous travaillé sur un scénario aussi curieux ?

L’idée m’est venue soudainement, je ne me souviens plus comment. Mais dès ma note d’intention, il y avait cette citation de Ray Bradbury dans Fahrenheit 451 : « Vous voyez d’où viennent la haine et la peur des livres? Ils montrent les pores sur le visage de la vie. Les gens installés dans leur tranquillité ne veulent que des faces de lune bien lisses, sans pores, sans poils, sans expression. Nous vivons à une époque où les fleurs essaient de vivre sur les fleurs, au lieu de se nourrir de bonne pluie et de terreau bien noir ».

Je voulais faire un film sur les notions d’émotion et de violence. Peu importe combien de fois un être humain peut être blessé ou brisé. Sa vie ne cesse jamais et c’est de là que viennent les images de fleurs, de terre et de vers qu’on voit dans le film. J’ai essayé de décrire cela en détails et d’en faire un film.

Récemment, il a beaucoup été question de personnes devant faire face à une forme inouïe de violence, comme les femmes qui se sont exprimées lors du mouvement #MeToo, y compris ici au Japon, ou encore le suicide d’un homme politique lié à un énorme scandale. Chaque fois j’entendais parler de ces histoires, je ne pouvait m’empêcher de faire le lien avec mon travail. J’avais envie que celui-ci y fasse écho.



Quels sont vos cinéastes favoris et/ou ceux qui vous inspirent ? 

Nobuhiko Obayashi, Shinji Somai, Lucile Hadžihalilović, Lynne Ramsay, Luca Guadagnino, George Miller, David Fincher, Park Chan-wook, Nicolas Winding Refn, Carlos Reygadas, Atsushi Wada, Chris Cunningham et Thierry De Mey.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

Suspiria de Luca Guadagnino. Je m’intéressais déjà à la sorcellerie avant de voir le film. Je suis persuadée que la magie, le corps et le cinéma sont des éléments profondément liés. C’est comme si le film avait mis des mots sur ce que j’avais en tête, donné vie à ce que je pensais.

Le film Night Cruising de Makoto Sasaki a également été un choc. C’est un documentaire sur Hideyuki Kato, qui s’est lancé le défi de faire un film alors qu’il est aveugle de naissance. M. Kato était obsédé par l’idée de réaliser des films que les gens non-voyants puissent voir et apprécier en tant que divertissement. Par les mots, par le toucher, les techniciens « voyants » lui ont expliqué ce qui était visible, ce qui tient de l’expression cinématographique.

Finalement, c’est comme si le film ressemblait à un patchwork d’images que j’aurais déjà vues quelque part auparavant. Cela a été un choc pour moi de voir que je pouvais autant ressentir un film, alors que j’étais jusqu’ici plutôt habituée à ne les regarder qu’avec mes yeux. Le réalisateur aveugle a essayer de briser le mur qui sépare les voyants et non-voyants tout en prenant du plaisir à faire un film que lui-même ne pourrait pas « voir ». J’ai été stupéfaite par son pouvoir et sa personnalité.


Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 14 mai 2019. Un grand merci à Tamaki Okamoto, Yuri Hayashi, Kazushi Oshiro, Gregory Coutaut et Catherine Giraud.


Grand Bouquet is one of the wonders of this year’s Directors’ Fortnight. This short film, which could have its place in a contemporary art gallery, tells the story of a young woman confronting a powerful and scary « black entity ». The result is unique and of great poetry. We met the director, the Japanese Nao Yoshigai, who is a talent to follow …

What was the starting point of Grand bouquet ?

With hindsight, I would say that the starting point of Grand bouquet was a friendship put to harm by an argument. We no longer spoke, and I wanted to tackle the emotions that have been born in me through a story. I collaborated with the NTT Basic Research Laboratories on what could constitute a « tactile film », that is to say a film that one could appreciate by its images, by the sound but also by the body. The film as shown in the Festival does not strictly speak a technique of these research centers but it is a cinematographic interpretation.

There is a pretty cold and clinical feeling of whiteness in Grand Bouquet. But your film is also very sensitive, visceral, colorful and beautiful. How did you address the visual style of your film and these contrasts in particular ?

As you mention, Grand bouquet is made of contrasts. There are, for example, the interior and the exterior, life and death, the individual and the group, the heart and the body envelope. It looks like opposites, but finally I wanted the audience to feel that you cannot separate these elements. They are related, it is like a circular structure.

In the film, we practically see only the girl and the black mass. This black mass can be the symbol of an entity that she does not understand, it can also be her own viscera, something that comes from her body. All this is difficult to control but above all, emotions are not just words. Emotions are also light, air, sound, vibrations, etc. And it is your body that perceives that.

The fact that it is the body that perceives it, that it is ready to respond to this physical phenomenon, is indeed the proof that it is alive. Our body is ready to react by leaving in extreme directions, but it also knows how to maintain its own balance.

The story of Grand bouquet does not obey any convention. The narrative is sometimes abstract, sometimes poetic… and yet there is a powerful sense to your story. How did you work on such a unusual scenario ?

The idea came to me suddenly, I can’t remember how. But from my note of intent, there was this quote from Ray Bradbury in Fahrenheit 451 : « Do you see why books are hated and feared? They show the pores in the face of life. The comfortable people want only wax moon faces, poreless, hairless, expressionless. We are living in a time when flowers are trying to live on flowers, instead of growing on good rain and black loam ».

I think it was this phrase that gave birth to my desire and made me want to experiment. At first I wanted to make a film about the notions of emotion and violence. No matter how many times a human being can be hurt or broken. Hurt or broken, his life never ceases and that is where the images of flowers, Earth and worms come from in the film. I tried to describe it in detail and make it a film.

Recently, there has been a lot of talk about people facing an incredible form of violence, such as the women who spoke during the #MeToo movement, including here in Japan, or the suicide of a politician linked to a huge scandal. Every time I heard about these stories, I couldn’t help  but make the connection with my work. I wanted to echo it.

Who are your favorite filmmakers and/or those who inspire you ?

Nobuhiko Obayashi, Shinji Somai, Lucile Hadžihalilović, Lynne Ramsay, Luca Guadagnino, George Miller, David Fincher, Park Chan-wook, Nicolas Winding Refn, Carlos Reygadas, Atsushi WADA, Chris Cunningham and Thierry de Mey.

What was the last time you had the feeling of seeing something new, discovering a new talent ?

Suspiria by Luca Guadagnino. I was already interested in witchcraft before I saw the film. I am convinced that magic, body and cinema are deeply connected elements. It’s as if the film had put words on what I had in mind, gave life to what I thought.

The movie Night Cruising by Makoto Sasaki was also a shock. This is a documentary about Hideyuki Kato, who launched the challenge of making a film even though he is blind from birth. Mr. Kato was obsessed with the idea of making films that non-blind people can see and enjoy as entertainment just like any other. By words and tactility, his team of non-blind professional technicians thus explained to him a blind, what is visible, cinematic visual expressions based on their knowledge.

As the result, the film looks like a patchwork of images that I saw somewhere before. I was shocked to realize that I could feel this because I was accustomed to watch films with my eyes. It’s still the fact that the blind director tried to break the wall between non-blind people and him as well as enjoyed making a film even if he couldn’t watch it with his own eyes. I was amazed by his power and personality.

Interview conducted by Nicolas Bardot on May 14, 2019. Many thanks to Tamaki Okamoto, Yuri Hayashi, Kazushi Oshiro, Gregory Coutaut and Catherine Giraud.

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