Films de Femmes de Créteil | Entretien avec Julia De Simone

Dévoilé en début d’année au Festival de Rotterdam, le remarquable Praia Formosa de la Brésilienne Julia De Simone fait sa première française en compétition au Festival de Films de Femmes de Créteil. A travers ce film élégant qui floute les frontières entre passé et présent, la cinéaste explore les traces du colonialisme dans le Brésil contemporain en suivant le parcours d’une femme dans la région portuaire de Rio. Julia De Simone est notre invitée.


Quel a été le point de départ de Praia Formosa ?

Praia Formosa est le dernier film de ma trilogie sur la région portuaire de Rio de Janeiro. Depuis 12 ans, je filme les transformations urbaines qui s’opèrent et j’étudie les processus de formation de la ville. C’est un territoire qui est contesté depuis aussi longtemps qu’on le connait, et qui met en évidence dans son tissu urbain les bases coloniales sur lesquelles la société s’organise encore aujourd’hui. Cette recherche a commencé par une démarche historique et documentaire, et peu à peu, elle a pris un tournant fictionnel fondé sur des rencontres, des contributions et des imaginaires collectifs. Le film naît d’une volonté de comprendre la ville au-delà de son imagerie touristique vendue comme un produit d’exportation. Il fallait regarder ce que la ville cherche constamment à cacher, ses blessures et ses complexités qui font l’objet d’un effacement constant. Et le principal, ce sont les conséquences de l’esclavage qui persistent encore aujourd’hui.



Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre mise en scène et plus particulièrement votre utilisation remarquable de la lumière dans Praia Formosa ?

Nous étions en pleine pré-production lorsque la pandémie a suspendu le tournage pour une durée indéterminée. Nous avons donc décidé de poursuivre le travail dans un format plus lent et plus étendu. Nous nous sommes rencontré.e.s virtuellement, une fois par semaine, pendant une année entière. Moi, Flávio Rebouças, directeur de la photographie, Ana Paula Cardoso, directrice artistique, Diana Moreira, costumière, et Marianne Macedo, assistante à la mise en scène. Lors de ces rencontres, nous lisions et discutions du scénario scène par scène, en apportant des références d’images, de textes, de peintures, d’arts visuels. Nous avons regardé des films ensemble et discuté longuement. Nous avons créé des moodboards pour chaque département, en trouvant ensemble la composition visuelle du film. Ce travail de fond réalisé entre la mise en scène, la photographie, les décors et les costumes a été fondamental pour le résultat que l’on voit dans le film.

En ce qui concerne l’utilisation de la lumière, Flávio a réalisé un travail fantastique qui sculpte les textures du temps dans l’image. Tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, des profondeurs narratives se construisent dans le jeu entre ombre et lumière. Les fréquences émotionnelles se matérialisent dans les couleurs et dans l’échelle entre le corps et l’espace. Mais tout cela s’effectue en faisant attention aux teintes, aux tons moyens, etc. Comprendre l’intérieur et l’extérieur, le passé et le présent, comme quelque chose d’intégré, en évitant une dualité réductrice.



Comment avez-vous travaillé pour rendre floues les limites entre le présent et le passé dans votre film ?

Muanza est une femme d’origine bantoue et sa langue est le kikongo. Les Bantous sont un élément fondamental de la culture de Rio, influençant fortement notre langue, notre musique, notre nourriture, notre religiosité et la façon dont nous percevons le monde. Les Bantous ont été les premières personnes à être emmenées de force à Rio de Janeiro, et environ 1 million d’esclaves Bakongos sont passé.e.s par le quai de Valongo. La perception du temps dans le film s’inspire donc de l’idée du temps en spirale, base de la cosmogonie bantoue.

Contrairement à la conception blanche et eurocentrée, dont le temps linéaire est une succession d’événements consécutifs qui suivent une ligne évolutive et pointent toujours vers l’avant, le temps qui se meut en spirale contient une série de temporalités coexistantes, en relation constante. Tout est simultané – passé, présent et futur – et se situe dans un processus continu de transformation. Cette perception a guidé les choix narratifs et esthétiques. Par exemple, la récurrence des espaces fragmentés mais toujours connectés est marquée par les courbes du temps non-linéaire. Ainsi que les rencontres de Muanza avec des personnages de différentes époques qui habitent les mêmes espaces.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Cette liste pourrait être interminable, mais je m’en tiendrai à celles et ceux qui ont participé à nos conversations sur Praia Formosa : Agnès Varda, Julie Dash, Chantal Akerman, Tsai Ming-liang, Pedro Costa, Manoel de Oliveira, Raquel Gerber, Clarissa Campolina, Everlane Moraes, Renée Nader et João Salaviza, Lucrécia Martel, Apichatpong Weerasethakul, Maya Da-rin

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent à l’écran ?

Cela arrive tout le temps ! Un nouveau cinéma s’ouvre devant nous à chaque nouveau film d’André Novais, par exemple. La collaboration de Renée Nader et João Salaviza, les films d’Everlane Moraes, Ana Pi, Grace Passô, Adirley Queiróz. Chaque jour, un nouveau cinéma possible voit le jour.



Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 7 mars 2024.

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