Festival de Rotterdam | Entretien avec Itonje Søimer Guttormsen

La Norvégienne Itonje Søimer Guttormsen signe l’une des nombreuses pépites dans la compétition du Festival de Rotterdam avec Gritt. Ce premier long métrage est une comédie dramatique à la fois angoissante et émouvante sur une jeune femme, productrice pour le théâtre, qui se retrouve repoussée à la marge de sa propre vie. La cinéaste trouve un ton unique dans ce film ambitieux. Itonje Søimer Guttormsen est notre invitée.


Quel a été le point de départ de Gritt ?

L’idée d’origine m’est venue en 2009. J’avais pour projet de faire une trilogie de longs métrages autour d’une femme, solitaire mais déterminée, qui a pour ambition de changer le monde (monde qui la rend folle). Seulement, elle finissait par rendre fous les gens autour d’elle, et elle entamait alors un processus de radicalisation. Birgitte Larsen, que j’ai rencontrée à l’école de cinéma, devait jouer le rôle principal. Je suppose que c’était un peu ambitieux, et ça n’a pas éveillé beaucoup d’intérêt. D’autant plus que je voulais conserver un petit budget, je voulais écrire, diriger, produire et monter moi-même pour être en mesure de travailler mon propre matériau de manière intuitive. Je crois bien qu’à l’époque je voulais même composer la musique! J’avais besoin de liberté car je sortais d’une école de cinéma très axée sur l’aspect financier et industriel. Ce projet n’a reçu aucun soutien, et j’ai décidé de fuir le milieu du cinéma.

Je me suis impliquée dans les productions artistiques d’amis à moi, j’y ai découvert une approche beaucoup plus organique de la création. Puis j’ai monté une troupe de performance autour de Lilith, l’esprit sauvage et libre, ainsi qu’un festival d’art vidéo visant à combler le gouffre contre-nature entre l’art et le cinéma, une question particulièrement épineuse dans le cinéma norvégien, d’après moi. Pendant tout ce temps, j’ai développé quelques longs métrages, mais je n’avais pas davantage de chances d’obtenir des soutiens financiers, alors je me suis dit : autant faire un court métrage. Je suis parvenue à obtenir un peu d’argent et j’ai réaliser Retrett en 2016, où j’ai donné vie au personnage de Gritt, l’artiste/performeuse en galère mais pleine d’espoir. Le film a été montré au Festival de Rotterdam et a été très bien reçu. J’ai commencé à écrire Gritt juste après.

Je suppose que le cheminement du personnage de Gritt est le même celui que j’avais en tête en 2009, sauf qu’aujourd’hui elle est devenue davantage artiste qu’activiste. Et puis l’époque a changé : elle parait beaucoup plus saine d’esprit, maintenant que l’apocalypse est une chose réelle. Trouver les financements pour Gritt a pris beaucoup de temps, mais rien n’aurait pu m’arrêter. Je n’avais qu’une envie : tourner. Puis Mer Film a rejoint le projet, ce qui d’un coup a ouvert les yeux et le portefeuille du Film Institute !

Le parcours de Gritt est tantôt nerveux, poignant et même drôle. Quel était l’équilibre idéal que vous souhaitiez atteindre pour traduire sa complexité ?

J’ai pris soin de recueillir différentes humeurs au tournage, et d’encourager Brigitte Larsen à aller dans des directions différentes, afin que je puisse jouer avec cela au montage. Nous en discutions beaucoup elle et moi : où et comment poser le ton et les différentes nuances, comment rire avec Gritt sans se moquer d’elle… Je tiens à être sans cesse bienveillante avec tous les personnages du film, y compris Gritt. Mais elle agit d’une manière qui est parfois provocante, stupide ou inconséquente, ou bien elle fait preuve d’un courage disproportionné. Mais cela provient toujours d’un désir sincère en elle, donc je pense que les spectateurs peuvent s’attacher à elle pour faire un bout de chemin à ses cotés, malgré ses lacunes. J’encourage beaucoup l’improvisation sur le plateau, si bien que les scènes peuvent durer encore et encore, et alors je peux passer des siècles à les monter. J’aime le montage, c’est là que l’équilibre se fixe, c’est comme un grand tissage de différentes formes et couleurs.

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’utilisation de la musique de la célèbre chanteuse norvégienne Anneli Drecker ?

Erik Ljunggren, avec qui j’ai travaillé comme sound designer, a collaboré avec Anneli. Un jour, en post-production, il m’a joué un morceau intitulé Captured Rotation qu’ils avaient composés ensemble mais qui n’a pas été conservé pour son album. Ce morceau m’a rendue complètement dingue, il possédait une énergie tellement incroyable. À ce moment-là, je pensais qu’on se contenterait d’un paysage sonore très silencieux dans la dernière partie du film, qui se passe dans la forêt. Mais Erik m’a convaincue que nous devrions être plus expressifs, alors il a invité Anneli à se joindre à la fête et à apporter son talent musical.

Il se trouve que, dans mes premières versions du scénario, j’avais pour projet d’utiliser la chanson Boadicea d’Enya pour la scène finale, et au montage ça rendait très bien. . Mais en plus d’être super cher, il y avait quelque chose en nous qui refusait la facilité d’utiliser un tube en guise de fin. Alors Erik a composé quelques airs et a demandé à Anneli de participer. J’étais super heureuse, c’était tellement plus authentique pour le film. Et puis nous avons eu le droit d’utiliser Captured Rotation pour le générique de fin, ce qui était une vraie bénédiction.

Je tiens aussi à préciser que nous avons également utilisé un autre morceau de musique important, appelé la Lilithoriatorie, qui fut écrit par la poétesse Aina Villanger et l’artiste et compositeur Hanne Hukkelberg pour mon groupe de performance en 2015. Hanne interprète la chanson avec un trio appelé Små Grå, et nous l’avons également enregistrée avec une chorale professionnelle. On l’entend dans les scènes de forêt.

Qui sont vos cinéastes préféré.e.s et/ou celles et ceux qui vous inspirent ?

Je dois avouer que Lars Von Trier est mon héros absolu. Une fois, j’ai quitté la Norvège à pied pour marcher jusqu’à chez lui au Danemark et lui demander d’être mon mentor, mais je n’ai pas osé aller sonner chez lui, et j’ai fait un film sur la marche à la place. Il y a aussi David Lynch, Luis Buñuel, Charlie Kaufman, Hal Hartley, Emir Kusturica, Chantal Akerman, Guy Maddin, Alejandro Jodorowsky, Ingmar Bergman, Claire Denis, Robert Altman, Pedro Almodovar, John Cassavetes, Rainer WernerFassbinder, Werner Herzog, Woody Allen (j’ai vu Hanna et ses soeurs plus de 150 fois), Noah Baumbach, Maren Ade, Mariken Halle… Je pourrais ne pas m’arrêter, il y a tellement de grands cinéastes, de grands films.

Quelle est la dernière fois que vous avez eu l’impression de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

Il y a deux jours, j’ai regardé Friends and Strangers du cinéaste australien James Vaughan, ici au Festival de Rotterdam, et j’ai été hypnotisée! Un film si beau, tendre et drôle, complètement original, sophistiqué et réconfortant, avec une touche personnelle. J’ai bien l’intention suivre son travail. Il m’a même donné envie d’aller en Australie !

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 5 février 2021. Un grand merci à Brigitta Portier. Crédit portrait : Ingrid Eggen.

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