Critique : Sans jamais nous connaître

A Londres, Adam vit dans une tour où la plupart des appartements sont inoccupés. Une nuit, la monotonie de son quotidien est interrompue par sa rencontre avec un mystérieux voisin, Harry. Alors que les deux hommes se rapprochent, Adam est assailli par des souvenirs de son passé et retourne dans la ville de banlieue où il a grandi. Arrivé devant sa maison d’enfance, il découvre que ses parents occupent les lieux, et semblent avoir le même âge que le jour de leur mort, il y a plus de 30 ans.

Sans jamais nous connaître
Royaume-Uni, 2023
De Andrew Haigh

Durée : 1h45

Sortie : 14/02/2023

Note :

FANTÔMES DE L’AMOUR

Dans 45 ans, réalisé par Andrew Haigh en 2015, un fantôme s’invitait lors de l’anniversaire de mariage du vieux couple formé par Kate et Geoff. On venait en effet de retrouver le corps de Katya, le premier grand amour de Geoff, disparue tragiquement en montagne un demi-siècle plus tôt. Katya avait été comme aspirée par une fissure dans la roche et sa réapparition, conservée dans la glace, devenait aussi mystérieuse que sa disparition. Celle des parents d’Adam dans Sans jamais nous connaître est plus banale (un accident de voiture, la nuit, après quelques verres), mais la résurgence des fantômes reste tout aussi troublante pour le personnage principal, interprété par le formidable Andrew Scott. Dans ces deux films, Haigh traite avec finesse d’un deuil, mais d’un deuil non-accompli.

Ce n’est pas un spoiler que de dire que Sans jamais nous connaître parle de fantôme. Andrew Haigh a d’ailleurs cette fois-ci une approche beaucoup plus directe que dans 45 ans, qui traitait d’une ombre spectrale assez métaphorique. Le parti-pris du cinéaste rappelle d’ailleurs celui de sa compatriote Joanna Hogg dans le récent Eternal Daughter. Hogg y embrassait pleinement les motifs du film gothique, avec un respect des codes classiques et un anachronisme singulier dans le paysage du cinéma contemporain. Hogg et Haigh ont en commun d’utiliser des outils fantastiques pour dépeindre ce qui, dans d’autres films, ferait l’objet de drames familiaux parfaitement réalistes. Chez Haigh, la porosité du réel et du surnaturel constitue en effet une singularité,  un équilibre que l’on pouvait croiser bien plus régulièrement dans les années 70 (de Roeg à Altman) qu’aujourd’hui, dans des films qui sont en premier lieu des drames adultes très concrets, mais où le fantastique apporte une perspective sensible.

Et de la sensibilité, il en faut pour évoquer les expériences queer de Sans jamais nous connaître. Si le film a une dimension universelle (sur l’amour, le deuil, la solitude), Andrew Haigh raconte aussi quelque chose de spécifique sur l’expérience gay, qu’on a rarement vu exprimé ainsi. Ici, la redécouverte de la chambre d’un jeune ado gay peut éveiller une nostalgie, mais nous plonge aussi (surtout) dans la solitude propre aux enfants queer. Seul et enfermé dans sa chambre, seul dans une rame de métro, seul même en étant entouré. Le film traite de manière bouleversante des dynamiques familiales, de ce qui n’a jamais été dit, de ce qu’un adulte queer aurait aimé entendre en grandissant. Cela pourrait être trop littéral, mais Haigh trouve une alchimie magique entre ce qui est finalement articulé (les regrets et les incompréhensions d’un père et d’une mère vis-à-vis de leur gosse gay) et l’atmosphère irréelle, aux portes de l’abstraction et du grotesque.

« Tu n’as pas changé, c’est toujours toi », dit la mère à son fils retrouvé. « Tout a changé » affirme pourtant ce dernier, mais Adam croit-il seulement ce qu’il est en train de dire ?  C’est là, en creux, la dimension politique du film : tout a changé (le mariage, l’adoption, le regard que porte la société) mais la solitude et le rapport cassé à la famille sont toujours actuels. Car en parlant de famille, Haigh parle aussi de temps : aux dynamiques familiales s’ajoutent les dynamiques générationnelles lorsqu’Adam a une liaison avec un homme plus jeune que lui. Qu’est-ce que chaque génération queer trimballe dans son sac, quelle difficulté peut-il y avoir à bâtir une intimité avec quelqu’un ? Voilà une question qui trouve un écho avec Week-end, le film qui a révélé le cinéaste il y a une dizaine d’années.

Sans jamais nous connaître parle de malaise et de mal-être jusqu’à être très dur, mais il le fait avec élégance : le film n’est jamais cruel envers ses personnages ou envers le public. Les sentiments débordent comme dans le choix de chansons particulièrement expressives entendues dans le film, du mélodrame absolu de Frankie Goes to Hollywood (The Power of Love) à l’explosion sentimentale des Pet Shop Boys (Always on My Mind). Le choix d’artistes et de voix queer n’est pas anodin et souligne cette émotion directe procurée par une chanson pop, sans passer par le filtre narratif bien connu de toute personne queer, à savoir se projeter dans des chansons écrites avant tout pour des hétérosexuels. Les vieilles chansons queer sont elles aussi aussi des fantômes qui enveloppent Adam. C’est une étreinte étrange, rappelant celle qui unit les personnages de Mysterious Skin, autre grand film chaleureux sur le trauma queer qu’Andrew Haigh cite ici le temps d’un plan marquant. Ample et ambitieux, Sans jamais nous connaître est une merveille qui, simultanément, console et brise le cœur.

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par Nicolas Bardot

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