Berlinale | Critique : An Evening Song (For Three Voices)

1939, quelque part dans le Midwest américain : pour lutter contre l’agoraphobie débilitante de l’ancienne enfant prodige de la littérature Barbara Fowler, elle et son mari Richard, auteur de romans à sensation, s’installent à la campagne où ils se retrouvent pris dans un triangle amoureux avec leur bonne profondément religieuse.

An Evening Song (For Three Voices)
Etats-Unis, 2023
De Graham Swon

Durée : 1h26

Sortie : –

Note :

L’INVISIBLE EST AU CIEL

Comment reconnaître le personnage principal d’un film ? Même dans le cas d’un long métrage qui semble posséder plusieurs protagonistes traités à égalité, on peut en général dire qu’il s’agit du personnage qui raconte l’histoire, celui ou celle à travers qui l’histoire nous est racontée. Mais comment trancher dans le cas d’un film comme An Evening Song (For Three Voices) qui, comme son nom l’indique, nous est narré à égale mesure par trois voix et donc trois personnages distincts ? Sur le papier, ce récit de triangle amoureux entre un couple bourgeois et leur femme de ménage est pour le moins archétypal. Or, raconté par cet improbable enchevêtrement de trois voix avides de mystères, cet argument de boulevard devient une énigme imprévisible, un rêverie magique venue d’un autre âge.

C’est en 2018, et déjà au Festival Entrevues de Belfort, que l’on avait découvert le cinéaste américain Graham Swon avec son premier long métrage, le fascinant The World is Full of Secrets. A coups de monologues hypnotisants, ce film d’horreur à la fois intellectuel et rêveur donnait déjà une place centrale au pouvoir du récit. Et des récits, les personnages de ce nouveau film en sont justement friands. Ecrivains tous les deux, Barbara et Richard se sont retirés à la campagne pour retrouver l’inspiration. A elle les honneurs de la grande littérature et la poésie, à lui l’efficacité populaires des romans de gare gores et fantastiques. Chez la bonne Barbara (étonnante Deragh Campbell, déjà croisée dans d’autres films inclassables tels que Family Portrait ou A Woman Escapes), l’envie d’imaginer un ailleurs s’exprime sous la forme d’un mysticisme presque naïf.

Entre eux trois, le désir de (se) raconter des histoires et le désir tout court vont se superposer, prenant notamment la forme d’une légende urbaine délicieusement violente et grotesque (celle d’un loup-garou qui roderait dans la forêt alentours) que l’on prend plaisir à se raconter sous tous les angles afin de mieux frissonner. Ou bien la forme d’un rêve, raconté avec une conviction si contagieuse qu’il ressemble à une invitation à basculer dans un autre monde, un monde invisible.

Le film de Graham Swon ressemble d’ailleurs entièrement à une telle invitation, notamment grâce à un étonnant travail de mise en scène. Filmé à travers une sorte de voile cotonneux qui évoque certaines rêveries sépia de Sokurov, cette étrange partition à la fois morbide et ouatée, aux images parfois  superposées les unes sur les autres, semble avoir été conservée sous cloche depuis on ne sait bien quelle époque, comme si le cinéaste utilisait là l’une des plus vieilles caméra du monde. Le résultat est à la fois cérébral et sensoriel, quelque part entre la lenteur hypnotique de Lucile Hadzihalilovic et les arpèges névrosés de Josephine Decker, par exemple. Exigeant, mais généreux. A l’époque de The World is Full of Secrets , le cinéaste nous confiait vouloir « capturer cette sensation, lorsque l’on regarde un film à 3 heures du matin, qu’on est sur le point de s’endormir mais qu’on essaie malgré tout de se raccrocher à la narration qui nous glisse dessus« . Rébus romanesque et fantomatique, son nouveau film ressemble bel et bien à un rêve.

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par Gregory Coutaut

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