Festival National du Film d’Animation | Entretien avec Tom Prezman & Tzor Edery

Co-réalisé par Tom Prezman et Tzor Edery, Maurice’s Bar conte une histoire queer méconnue : celle d’un des premiers bars queer de Paris et de son mystérieux propriétaire. Émouvant et stylé, ce séduisant court métrage est au programme du Festival National du Film d’Animation de Rennes. Tom Prezman et Tzor Edery nous présentent leur film.


Par le passé, beaucoup de voix et histoires queer ont été effacées ou oubliées. Raconter l’histoire d’un homme gay qui a été, d’une certaine manière, effacée, est-ce que c’était le point de départ de Maurice’s Bar ?

C’était assurément le point de départ. Nous avons entendu parler de cet homme, Moïse Zekri alias Maurice, par un ami, le spécialiste queer Noam Sienna qui fait des recherches sur l’histoire juive d’Afrique du Nord. Avec la professeure d’histoire française Leslie Choquette, ils ont fait un travail de détective très impressionnant en fouillant dans les archives et en découvrant toutes les informations disponibles sur l’homme et son bar. Heureusement pour nous, les fréquents démêlés de Maurice avec la justice et ses nombreuses entreprises commerciales ont laissé plus de traces écrites que ce que l’on trouve habituellement pour les personnes queer dans les années 1900. Nous avons tout de suite su que nous aimerions raconter cette histoire à travers un court-métrage qui, d’une certaine manière, commémore ce lieu et les gens qui le fréquentaient. C’était vraiment marquant pour nous de lire cette recherche et de nous plonger dans cette histoire queer fascinante qui n’est pas très connue – en particulier à l’intersection des cultures que Maurice incarne.



Dans quelle mesure l’animation en tant que media vous a donné une liberté pour raconter l’histoire d’un homme et d’un lieu au sujet desquels on ne sait malgré tout pas tant de choses ?

Dans l’animation, les possibilités sont vraiment infinies, donc lorsqu’il s’agit de représenter des événements réels, nous avons choisi de les montrer de la manière la plus subjective possible. C’était une alternative au prisme soi-disant « objectif » des rapports de police archivés et du journalisme moralisateur de l’époque. Nous voulions essayer d’imaginer comment une personne qui était là en tant que client se sentait sur le moment. Peut-être étiez-vous un peu ivre, peut-être que vous ne vous souvenez pas tout à fait correctement, peut-être que vous ne savez pas si les ragots que vous avez entendus sont vrais ou non – mais ce qui reste, c’est le sentiment, l’impression rêveuse que ce genre d’endroit laisse en vous. Nous avons choisi de rendre l’espace lui-même très fluide et sensuel, presque organique, de manière à ce que les personnages et le bar aient l’impression d’être constitués de la même chose. Même si vous n’avez pas de contexte pour l’histoire, tout le monde a un souvenir d’une nuit sexy dans un bar sombre, nous avons donc choisi d’utiliser ce sentiment comme base à la fois de l’histoire et du visuel.



Pouvez-vous nous en dire davantage sur le style visuel et la technique que vous avez choisie pour raconter cette histoire en particulier ?

La forme du film est basée sur le style visuel de Tzor, fait de compositions plates et détaillées et de personnages très stylisés, combiné à de nombreuses recherches visuelles sur la vie nocturne parisienne du début du XXe siècle. En particulier, la photographie de bar de Brassaï et l’art d’Henri de Toulouse-Lautrec ont été une grande source d’inspiration pour les compositions du film. Ses croquis du Moulin Rouge étaient particulièrement instructifs, car le Maurice’s Bar était juste au coin de la rue !

Le film a été conçu de manière à ressembler à un tirage obtenu grâce à une technique de gravure et d’aquatinte, ce qui a été possible en immergeant des plaques de métal dans des bains d’acide pour obtenir une texture tout à fait unique et organique. C’était très populaire à l’époque où le film se déroule, et de nombreuses œuvres d’art représentant de telles scènes de vie nocturne (et des publicités pour l’alcool) ont été réalisées de cette façon. Nous avons créé beaucoup de textures et d’éléments d’arrière-plan dans un atelier d’impression, et nous les avons également utilisé cette technique pour colorer l’animation. De nombreux personnages sont basés sur, ou inspirés par les grands chanteurs juifs algériens du 20ème siècle, tels que Line Monty (l’inspiration directe de la diva glamour Bobette), Salim Halali, Reinette L’Oranaise et bien d’autres.



Comment avez-vous approché l’écriture d’une histoire aussi polyphonique ?

La principale question que nous nous posions au début était de savoir de quel point de vue nous allions raconter cette histoire. Nous savions que nous voulions donner vie à l’endroit et faire comprendre qu’il s’agissait d’un lieu rempli de personnages différents, d’origines diverses, qui avaient autrefois une voix. Tout tournait autour de Maurice, bien sûr, et du bar, mais nous avons senti qu’il était difficile de donner une voix à Maurice lui-même, car nous n’avions que des informations à son sujet écrites dans de vieux journaux et des dossiers de police. Il était donc logique de le garder silencieux et de laisser les autres dans le bar parler de lui et raconter son histoire.

Nous avons commencé à l’écrire à partir de nombreux points de vue, mais à un moment donné, il est devenu clair que Maurice devait également être raconté à partir d’un point de vue principal qui guiderait également le public tout au long du film. Bobette, qui est aussi un personnage de la vie réelle, était le choix évident pour le rôle. C’était une drag queen qui se produisait dans le bar et elle apparaissait autant que Maurice dans la recherche. Avec ce changement, Bobette racontant l’histoire, le film a obtenu la structure dont il avait besoin selon nous. Ce qui est intéressant pour nous, c’est que le film aurait pu être fait de tant d’autres façons et à travers tant de perspectives différentes, c’est pourquoi ce que nous avons réalisé est très personnel.



Pouvez-vous nous parler de votre utilisation de la couleur rouge dans votre film ?

La question de la couleur est quelque chose avec laquelle nous avons lutté tout au long du film. À l’origine, nous avions l’intention de faire tout le film en noir et blanc et de laisser briller les textures de l’aquatinte, mais nous avons toujours fini par utiliser le rouge dans nos croquis et nos dessins conceptuels. Même lorsque nous avons essayé d’éviter la couleur, le rouge s’est toujours retrouvé dedans – c’était aussi une couleur centrale dans notre film précédent ensemble, Tamou.

Il y a toutes les associations habituelles – l’attrait sexy, l’avertissement de quelque chose d’interdit, le sang, le vin, etc. Mais dans ce film, le rouge a aussi été simplement inspiré par l’éclairage très courant dans ce genre de bars de fin de soirée où vous ne voulez pas vraiment tout voir en détail. La façon dont l’éclairage uniquement rouge change toutes les couleurs et approfondit les ombres est un peu surréaliste et semble être un bon moyen de représenter un espace qui n’est pas complètement ancré dans la réalité. Son but principal est de différencier le monde à l’intérieur du bar et le monde extérieur, d’avoir cette fenêtre rouge qui projette sa lumière et apporte une touche de magie à tous ceux qui s’en approchent.


⁠Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 16 janvier 2023. Un grand merci à Dorian Périgois.

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