TIFF 2019 | Entretien avec Syllas Tzoumerkas

Encore méconnu chez nous, le Grec Syllas Tzoumerkas signe avec The Miracle of the Sargasso Sea son troisième long métrage. Celui-ci, dévoilé à la Berlinale, est un très singulier vrai-faux thriller dont l’héroïne est une flic badass qui va croiser la route d’une autre femme abimée par la vie dans un coin solaire et poisseux de la Grèce. Syllas Tzoumerkas, sélectionné cette semaine au Transilvania Film Festival, nous en dit davantage sur ce film dont vous réentendrez certainement parler cette année…

Quel a été le point de départ de The Miracle of the Sargasso Sea ?

Les anguilles. Le fait que ces créatures habitant la Terre depuis si longtemps reçoivent un appel mystique et inexplicable qui les force à changer d’environnement lorsqu’elles atteignent leur maturité sexuelle. Elles viennent du marais, se précipitent dans la mer, se transforment physiquement, violemment, en créatures d’eau de mer et entament une migration incroyablement longue entre la Grèce et la Mer des Sargasses à Cuba. Youla Boudali et moi avons écrit le scénario ensemble, inspirés par ce phénomène. Nous avons créé ce voyage parallèle, à la fois subconscient, existentiel et physique, de deux femmes : Elisabeth et Rita. Pour moi, cette quête d’un paradis constituait la colonne vertébrale du film – ça, et comment s’affrontent deux versions différentes du paradis. Tous les paradis décrits dans le film sont authentiques à mes yeux : le paradis religieux, le paradis sexuel, le paradis comme un combat vers la liberté, le paradis comme désir ardent et le paradis comme quelque chose de douloureusement perdu, abîmé à jamais.

La manière dont cette région de Grèce est décrite dans votre film joue un rôle important dans l’atmosphère de The Miracle of the Sargasso Sea. Pourquoi avez-vous choisi ce lieu en particulier ?

Mesolongi, ville d’un romantisme emblématique en ce qui concerne les combats pour la liberté, est arrivée dans le projet avec les anguilles : c’est l’endroit en Grèce où elles vivent et son élevées. Et puis l’atmosphère marécageuse et mystique, la beauté électrique du soleil et ses reflets sur les lacs, les rivières et la mer, le côté profondément white trash de la région – tous ces éléments collaient totalement à l’atmosphère onirique de l’histoire. Celle-ci se situe dans un pays en crise, une crise qui l’a appauvri et l’a plongé dans des limbes sans aucune direction ni maîtrise de la situation. Les héroïnes sont perdues depuis longtemps dans ce paysage étrange, et ce de manière à la fois métaphorique et physique, avant qu’elles ne trouvent leur force intérieure pour reprendre leur vie en main.

Comment avez-vous abordé le style visuel de votre film avec votre directeur de la photographie, Petrus Sjövik ?

Avec Petrus, ça a vraiment été une collaboration magique. Nous avons littéralement plongé dans la boue ensemble pendant des semaines de tournage. J’adore la chaleur, la vibration et l’humanité de son travail et il aimait le côté onirique de l’histoire, les acteurs, les paysages. Et il était en phase avec ma tendance à faire des prises longues et intenses. Nous avons longuement travaillé en amont pour que la photographie exprime une atmosphère d’éblouissement et de trouble autour des personnages, et pour que les éléments naturels puissent brouiller la frontière entre le rêve et la réalité. Nous voulions mettre en valeur l’intensité et la vibration naturelles des couleurs, et grâce à l’utilisation de zooms et du format 1:1.66, nous somme allés vers un sentiment rétro 70s et un regard venu « d’en haut ».

Mais le plus fun et intrigant, c’était la décision aventureuse de préparer et répéter de manière approfondie trois des scènes les plus cruciales du film (je ne peux pas vraiment les nommer dans spoiler). Et ce afin qu’elles puissent être filmées à l’aube ou au coucher du soleil, en temps réel, en une prise qu’on a pu découper au montage, capturant ainsi la progression naturelle de la lumière en même temps que le sentiment d’ « agonie » vécu par les personnages.

Angeliki Papoulia est très impressionnante dans ce rôle inhabituel. Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre collaboration sur ce film ?

Nous sommes allés dans la direction opposée de notre précédente collaboration, Une déflagration, où Angeliki avait recréé des personnages d’ingénue de manière très personnelle. Angeliki joue ici une femme plus mûre, une vraie « bad cop », grande gueule, qui jure comme un charretier, autodestructrice, qui ne s’excuse jamais, qui est sexuellement mature. Une orpheline par choix, une femme provocante, scandaleuse, trash, amère, pleine d’esprit, ambiguë, et qui n’en a rien à faire de savoir si elle plaît ou pas. Et c’était tellement fun et libérateur de créer ce personnage, de trouver à la fois son aspect physique, ses nuances, sa vulnérabilité, son sens de la justice. Le travail de Marli Aliferi sur les costumes a aussi été très important dans notre jeu sur le machisme et la féminité, la brutalité et le manque de soin d’Elisabeth. Je trouve ça amusant (et assez révélateur) que les gens soient un peu choqués par son personnage et ne la comparent qu’à des acteurs masculins, de Gene Hackman à Nicolas Cage.

Quels sont vos réalisateurs favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?

Il y en a tellement et de si différents, comme vous pouvez l’imaginer. De tous temps et de toutes origines, qu’il s’agisse de vieux maîtres comme Kurosawa et Cassavetes ou de modernes comme Kathryn Bigelow, de réalisateurs du cinéma d’horreur ou des films pornos de Fred Halsted. Ceux que j’avais le plus en tête ces dernières années sont, je pense, William Friedkin, Nicolas Roeg, Robert Altman et le Paul Verhoeven de la période néerlandaise.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

Ça m’arrive souvent et c’est ce qu’il y a de meilleur. J’ai adoré Hérédité d’Ari Aster cette année, les courts métrages de Konstantina Kotzamani sont un vrai délice tout comme ce film mexicain de 2015, El Placer es mio de Elisa Miller. C’est un film qui à mes yeux n’a pas été mis en valeur comme il le méritait. Pendant le tournage de Sargasso, c’était génial de découvrir l’étendue du talent de Christian Culbida, qui joue le fils ado d’Elisabeth, et qui a parfaitement saisi toutes les nuances de ses scènes difficiles dans le film.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 1er mars 2019. Un grand merci à Maria Drandaki.

Crédit portrait : Kiki Papadopoulou

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