Festival Chéries-Chéris | Entretien avec Livia Huang

Dévoilé en compétition à la Berlinale, More Happiness de la Sino-Américaine Livia Huang met en scène une discussion mère-fille interrompue par une ellipse – souvenirs et impressions se mêlent en différents registres d’images et en un délicat sens du mystère. Ce très beau court métrage figure cette semaine en compétition courts métrages à Chéries-Chéris. Livia Huang est notre invitée.


Quel a été le point de départ de More Happiness ?

Je voulais expérimenter à travers un court métrage qui se serait à la fois très ouvert et hétérogène. Je pensais aussi à la façon dont, en grandissant, j’ai reçu des histoires de ma mère comme des faits, et non comme des interprétations de sa propre vie. J’ai pensé qu’il serait intéressant de montrer ce que c’est que de revisiter les souvenirs de deux façons différentes, d’un coté, la fin d’une relation amoureuse chez la protagoniste, et de l’autre une analyse des différents conseils de sa mère.

Votre utilisation de l’ellipse dans More Happiness est assez frappante. Pouvez-vous nous en dire davantage sur la narration d’une histoire à travers ses ellipses et ses omissions ?

Pour moi, la mémoire a quelque chose d’éparpillé, de non linéaire et de simultané, alors j’ai pensé que la forme du court devait refléter cela. Nous ne percevons pas des moments ou des explications en continu, seulement l’essence d’un moment, où le sens est rétroactif et dépend de ce à quoi il est juxtaposé. J’ai travaillé longuement et en étroite collaboration avec mon monteur Andrew Aaronson, et j’ai été inspirée par un entretien avec Nelly Quettier au sujet du montage de Beau Travail de Claire Denis. Elle disait que le script de Denis était une liste de descriptions de lieux, puis un long poème, et que le montage a été fait avant l’écriture de la voix off, avant que celle-ci ne soit appliquée au film.

J’ai pensé que l’approche abstraite, axée sur la suggestion, était très cool et c’est comme cela que nous avons monté ce court métrage. C’est aussi pour cette raison que nous avons monté les scènes d’été d’abord, puis filmé et inséré les scènes d’hiver ensuite, et enfin intégré la conversation printanière de la mère. La raison pour laquelle le film fonctionne à mes yeux, c’est que les scènes de souvenirs parviennent à être liées entre elles, avant même le tournage et l’insertion de la conversation, comme un flux cumulatif. Nous avons réfléchi à la construction et à la place des passages plus denses, ainsi qu’à l’insertion d’un peu de repos : c’est un peu comme composer une chanson avec des phrases et des motifs. L’histoire est très simple de toute façon et les spectateurs savent tout à fait construire des récits avec peu d’éléments, puisque chaque jour, nous essayons tous de trouver un sens à des événements arbitraires.

Comment avez-vous abordé le style visuel de More Happiness ?

Je pense que le style visuel est avant tout une question de sensation, c’est ce que vous éprouvez dans votre corps quand vous regardez un film. J’étais heureuse de collaborer à nouveau avec mon directeur de la photographie Jack Davis. Dans notre relation de travail, je lui envoie des films, des photos, des croquis et des textes des mois à l’avance afin que nous soyons en phase sur ce que nous devrions ressentir. Bien sûr, plus tard, nous creusons davantage au sujet des différentes focales, de la mise en place générale, de l’emploi du temps.

En général, j’essaye de capturer une distance émotionnelle qui peut varier ; parfois nous nous sentons éloignés du moment et plus tard on a le sentiment d’être à l’intérieur de la scène avec les personnages. De manière très concrète, je prends très au sérieux le fait que nous présentons une série d’images qui doivent capturer le regard autant que possible, et qu’il faut exploiter au mieux le temps accordé à la découverte d’un plan. C’est peut-être parce que je viens du milieu de la peinture, et que j’ai toujours essayé de comprendre comment inciter quelqu’un à regarder ma peinture aussi longtemps que possible.

Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Pour ce film en particulier, je pensais au documentaire Hale County This Morning, This Evening de RaMell Ross, qui compile dix ans d’images dans un portrait vacillant et non linéaire d’une ville de l’Alabama. Dans un débat d’après-séance auquel j’ai assisté, le réalisateur a dit qu’il était très facile de créer un sens et beaucoup plus difficile d’empêcher la création d’un sens qui ne correspond pas à votre intention – et cette remarque est toujours restée en moi. Je suis également très heureuse de voir ce que Shevaun Mizrahi fait, j’ai trouvé que son documentaire Distant Constellation était tout simplement exquis.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, quelque chose d’inédit à l’écran ?

Sans l’ombre d’un doute, au cours de cette pandémie, mon cerveau s’est senti complètement à plat et incapable de traiter quoi que ce soit de nouveau. En ce qui concerne les films à venir, j’espère vivement voir le nouveau long métrage d’Anocha Suwichakornpong, Come Here, qui a été présenté à la Berlinale il y a quelques semaines. J’ai vu son court métrage Graceland et j’ai été bluffée, c’est un film qui prouve qu’on peut faire tout ce qu’on veut dans un court et c’est incroyable. Ce n’est pas un nouveau talent, mais je suis très excitée de suivre sa carrière. J’ai aussi beaucoup aimé M. Mare, un court métrage d’animation récent de Luca Tóth qui aborde les thèmes de l’art et des limites du Moi, conçu à l’aide de spectaculaires dessins sinueux.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 16 mars 2021. Un grand merci à Elise Shin. Crédit portrait : Laura Bregman.

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