Entretien avec Lila Avilés • Tótem

Très remarqué lors de la dernière Berlinale, Tótem de la Mexicaine Lila Avilés est une comédie dramatique bouleversante sur une famille qui prépare l’anniversaire d’un de ses jeunes membres – et qui est également une cérémonie d’adieu. Vue à travers les yeux d’une fillette, cette fête des morts débordant de vie confirme le grand talent de la réalisatrice après le très réussi La Camarista. Lila Avilés nous parle de cette merveille, en salles le 31 janvier 2024.


Je voudrais commencer par vous interroger sur le titre du film, qui lui va comme un gant. Que souhaitiez-vous évoquer en choisissant ce mot mystérieux ?

J’aime ce moment où l’idée d’un titre s’impose à moi d’un seul coup. Je me rappelle avoir envisagé plusieurs options mais dès que j’ai pensé à ce titre-là, j’ai su qu’il serait impossible d’en changer. J’ai bien conscience qu’il y a déjà pas mal de films qui s’appellent Tótem, mais la nécessité de garder ce titre était trop grande, c’était trop évident. Pour moi, totem est un mot qui évoque le groupe, la famille, la tribu, et ce aussi bien en Amérique du Nord qu’en Australie. C’est l’objet qui symbolise ce sentiment complexe de se sentir chez soi quelque part.

Comme votre précédent film, La Camarista, Tótem se déroule intégralement en intérieur dans un lieu unique. Qu’est-ce qui vous motive dans cette contrainte-ci ?

Je savais dès le départ que le film serait tourné en intérieur et j’avais conscience du parallèle avec La Camarista, mais je ne veux pas pour autant être étiquetée comme « la cinéaste du lieu unique », surtout que je ressentais très fort la fameuse pression du passage au deuxième film (rires). Je ne veux pas devenir ce genre de cinéaste qui fait toujours le même film et je n’aime pas les dogmes. Ce que j’aime, en revanche, c’est me sentir proche des personnages. Vous savez, j’adore comparer le travail de cinéaste et celui de photographe, et je m’intéresse beaucoup au travail des chefs opérateurs. Pourtant, face à un film, il m’arrive souvent de me dire que oui, les images sont certes très belles et ça me fait ressentir des choses, mais qu’est-ce que les personnages sont en train de ressentir de leur côté ?

On en revient également à cette notion de la maison, de se sentir chez soi. Un lieu unique ne veut pas forcément dire enfermement. Quand on ferme les yeux, on est à l’intérieur de soi et du coup on est plus « chez soi » que jamais, on se retrouve dans notre habitat ultime. Ça m’intéresse de savoir comment la maison, la famille et le fait d’être soi-même peuvent cohabiter ensemble dans un même film. Mon chef opérateur Diego Tenorio avions une relation de travail très fluide, on n’avait pas besoin de se poser beaucoup de questions.

Et puis c’est un film sur les gens et les animaux et il fallait bien leur laisser la place d’être libres, c’était la clé du film. J’adore les animaux et les insectes. J’aurais aimé avoir un jaguar dans la maison mais c’était impossible, bien sûr. Les animaux sont là pour nous rappeler qu’on vit tous sur la même planète et que tout est connecté. La planète est notre maison à tous, et on a tendance à oublier que la moindre chose qu’on fait est reliée à un autre être. On n’est pas des robots et pourtant on travaille tous trop, moi la première. J’aime travailler mais j’ai parfois envie de jeter mon ordinateur par la fenêtre et de me sentir connectée à nouveau à notre conscience collective. Les animaux sont les rois et les reines de Tótem, et tout le reste n’avait pas d’importance. Il fallait un cadre qui laisse passer ça.



Est-ce justement ce qui vous a poussée à choisir le 4/3, un format d’image carré ?

Oui tout à fait. Diego Tenorio est quelqu’un de très drôle. C’est un mot clé pour moi car j’adore travailler avec des gens qui ont un solide sens de l’humour. On travaille bien sûr, mais après tout c’est fondamental qu’on partage de la joie ensemble. Il venait juste de faire un film à la photo particulièrement léchée et travaillée, et quand il est arrivé sur le plateau le premier jour je l’ai accueilli à bras ouvert en lui disant « Bienvenue, maintenant tu vas faire l’exact inverse pour moi s’il te plait ! ».

On a filmé en numérique mais je voulais qu’on conserve l’illusion de la pellicule. La lumière possède sa propre texture et c’était très important à mes yeux. Quant au cadrage lui-même, il est là pour attraper au passage la vie qui se déroule devant la caméra. Diego était d’ailleurs très ami avec Naíma, qui joue Sol. Je crois que ça a permis à cette dernière de sentir qu’elle pouvait prendre toute la place dont elle avait besoin.

Pouvez-vous nous en dire plus à propos du travail sur la lumière, qui participe à créer une ambiance paradoxale, à la fois chaleureuse et mystérieuse ?

C’est tout à fait ça. J’ai envisagé la lumière comme une soupe bouillonnant sur le feu, c’est l’idée qui m’a guidée tout au long du tournage (rires). Je me suis beaucoup demandée comment retranscrire à l’image l’idée de se sentir chez soi. Après tout, cela passe par la relation que l’on a avec les autres, mais cela passe surtout par notre relation à notre environnement. C’est pour cela que j’ai choisi une protagoniste qui soit une enfant jeune mais mature. Elle est à l’âge où l’on capte tout ce qu’il y a autour de nous, sans pour autant pouvoir le comprendre. Voilà l’idée que l’on avait en tête.



Le rythme joue aussi un rôle fondamental dans l’ambiance ambigüe de Tótem. Le découpage du film était-il très clair dès l’écriture ou bien est-ce quelque chose qui s’est construit au moment du montage?

Oh, au montage. Toujours. J’adore travailler avec mon monteur Omar Guzmán. Je pense qu’on est parti pour travailler encore très longtemps ensemble. Je veux devenir une vielle dame qui continue à faire des films, je veux devenir la nouvelle Agnès Varda (rires). J’adore le montage mais je hais la pré-production, ça c’est l’enfer! Quant au tournage, je trouve ça passionnant parce que je suis entourée de plein de monde. J’aime le montage parce que tout est encore fragile et en suspens. C’est là toute la beauté du travail de cinéaste : l’éventail de possibles qui s’offre à soi, l’attention qu’il faut pour ne rien gâcher. Parce qu’il n’y a rien de plus simple que de gâcher une belle photo en rajoutant un filtre moche.

Truffaut disait que dans un film, il faut laisser les choses arriver ou non, parfois on écrit quelque chose et puis on le jette par la fenêtre. Mettre une partie du film à la poubelle c’est aussi une manière de lui trouver un rythme.

Le rythme est aussi une question de son, comment avez-vous travaillé cet aspect-là ?

Dans la vie de tous les jours, j’adore la musique. C’est tout pour moi, c’est l’excitation même. Mais dans le cadre d’un film cela peut devenir un piège. Après tout, si j’utilise telle ou telle musique, vous allez automatiquement ressentir telle ou telle chose, comme si j’appuyais sur un bouton. On dit parfois que la musique est l’âme d’un film, mais ce dont je suis sûre en tout cas c’est qu’il est plus facile de donner du rythme au film avec de la musique.

Normalement je n’utilise pas de musique mais je suis très contente d’avoir changé de méthode pour ce film-ci. Pourtant je n’ai travaillé que sur un unique morceau, avec le compositeur Thomas Becka. Je ne pensais pas être le genre de réalisatrice à bien travailler avec un compositeur et pourtant il est parvenu à évoquer énormément de choses avec un unique morceau. Il est très talentueux, très sensible. Maintenant j’ai envie de faire un film entièrement musical ! J’ai envie de continuer à m’amuser, à jouer.



Vous donnez le sentiment d’appréhender votre travail de cinéaste avec beaucoup de ludisme, est-ce le cas ?

Mais oui. Quand on regarde l’Histoire du cinéma, on s’aperçoit qu’elle a été bâtie précisément par des cinéastes qui ont joué, qui ont expérimenté. J’adore tenter des choses, cela m’apporte beaucoup de joie. Amusons-nous, ne soyons pas trop profonds. Prenons les choses au sérieux mais ne nous prenons pas trop au sérieux. En tant que cinéaste, je vois bien qu’il existe une vraie pression sur l’idée de faire un « grand film », comme s’il fallait absolument couper le souffle à tout le monde. Or l’enthousiasme permet de déjouer cette pression.

C’était d’ailleurs magique de centrer le film autour d’une enfant, parce qu’elle était très excitée et pas du tout blasée par les conditions de tournage. La joie de Naíma était contagieuse. Dans les semaines avant la présentation du film à la Berlinale, elle n’arrêtait pas de m’envoyer des photos des robes qu’elle envisageait de porter sur le tapis rouge! C’est quelque chose qui a rapidement contaminé toute l’équipe. On est jeunes, on dit des bêtises et peu importe. On n’est pas obligé d’être intelligent tout le temps, soyons drôles et soyons présents, c’est déjà pas mal.


Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 23 mars 2023. Merci à Isabelle Buron. Crédit portrait : Jens Koch.

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