Entretien avec Laura Citarella

Exigeant par sa durée (quatre heures découpées en deux films en salles) mais généreux en mystère, Trenque Lauquen est une fable argentine aussi inclassable qu’imprévisible, par la productrice de La Flor. Laura Citarella nous présente cette singulière enquête à découvrir dès le 3 mai en salles.


Trenque Lauquen porte le nom de la ville où se déroule l’action et dont vous êtes originaire. De quelle manière diriez-vous que ce lieu réel à influé sur la nature très singulière du film ?

D’une certaine manière, Trenque Lauquen est né d’un autre film, Ostende, que j’ai réalisé en 2009. A l’époque où j’ai commencé à avoir sérieusement l’intention de faire ce film, j’ai saisi l’opportunité de tourner dans la ville d’Ostende que je connaissais bien, et plus précisément de tourner dans un hôtel dont je connaissais le propriétaire. Laure, l’actrice principale de Trenque Lauquen, jouait déjà le rôle principal d’Ostende, et dès ce premier film l’envie nous est venue de travailler ensemble sur une sorte de saga, une série de différents films où la même héroïne traverserait diverses situations dans divers lieux.

Ma famille vient de la ville de Trenque Lauquen, et je connais d’autant plus la ville que j’y ai déjà tourné un court métrage. Mais ce court a fait naître en moi l’envie d’un film plus grand, dans tous les sens du terme : plus long, plus cher, plus fou. Pour un projet d’une telle ambition, je me suis dit que ce serait une bonne idée de faire ça dans un lieu où je me sens confortable.

Les deux films sont nés de leur lieux de tournage, de la géographie des lieux. Je lisais récemment les mémoires de Robert Louis Stevenson et à propos de L’Île au trésor, il disait qu’avant même de commencer à écrire un livre, il faut comprendre la géographie, il faut savoir d’où le soleil va se lever et où il va se coucher. Dans mes deux films, j’avais les lieux en tête avant même d’avoir écrit quoi que ce soit. A partir de là, cela m’a semblé logique de leur donner pour titre le nom des lieux.



Utiliser le seul nom de la ville comme titre peut laisser penser que le film va avoir une approche documentaire, or vous utilisez à l’opposé un angle fantastique.

Le film va sortir dans la ville de Trenque Lauquen dans deux semaines, et j’imagine effectivement qu’avec un tel titre, les spectateurs vont s’attendre à voir un film qui va traduire l’identité-même de la ville. C’est pourquoi à chaque fois que je donne un entretien dans un média local, je fais bien attention de préciser qu’il ne s’agit pas du tout d’un documentaire. De façon générale, les gens ont tendance à penser que la réalité du lieu où ils vivent leur appartient, qu’ils sont à la fois juge et propriétaires de la véracité des portraits qui en sont fait, et que tout ce qu’on peut dire de différent est forcément faux. C’est sans doute parce que les gens ont tendance à penser que le cinéma doit avant tout être une extension de la réalité. Les spectateurs ont hélas été habitués à cette idée qu’un film doit absolument posséder quelque chose qui soit de l’ordre du monde réel, comme si tous les films se devaient d’être basés sur de vrais événements.

D’une certaine manière, on peut dire que Trenque Lauquen est un portrait de la ville puisqu’on en voit les lieux et les vrais gens. J’aime l’idée du portrait, j’aime l’idée de documenter un lieu, mais c’est très important pour moi d’envelopper tout cela dans une très épaisse couche de fiction. L’essence de la ville est présente dans le film, mais elle est protégée par la fiction.



En parlant de déjouer les attentes du public, Trenque Lauquen est un film exigeant par sa durée mais aussi généreux par son sens ludique du mystère. Comment décririez-vous cette étonnante expérience que vous souhaitiez proposer aux spectateurs ?

Encore récemment, on m’a demandé pourquoi mon film durait quatre heures et j’ai immédiatement répondu « et pourquoi pas ? » (rires). Le film est généreux mais par sa durée, il impose effectivement une relation particulière avec les spectateurs. Je voulais résister à cette idée qu’un film doit forcément obéir à une certaine série de standards : avoir de acteur connus, anticiper ses future parts de marché, avoir une qualité standard et bien sur avoir une durée habituelle, c’est souvent le tout premier point. D’un autre côté, je tenais absolument à garder à l’esprit le futur public. Un film n’est pas un objet uniquement destiné au réalisateur, il faut que d’une manière ou d’une autre qu’il reste accessible, c’est fondamental. Mes collègues d’El Pampero Ciné et moi gardons toujours cette idée à l’esprit. Quand l’un d’entre nous finit un film, on le regarde tous ensemble, on en discute et si on réalise qu’il y a des éléments qu’on n’est pas parvenu à faire comprendre aux autres, on les change. On veut que les spectateurs puissent pénétrer dans nos films.

Bien entendu, 4 heures c’est une durée exigeante qui réclame de l’attention. De prime abord, ce n’est pas un film facile d’accès mais je fais confiance aux spectateurs, je crois même que je leur fait davantage confiance que la plupart des autres cinéastes. On imagine souvent le public comme un groupe homogène prêt à rester collé devant Netflix, mais je pense que la réalité est bien plus nuancée que ça.

J’ai réalisé récemment que Trenque Lauquen était en réalité un film sur le mystère, sur le pouvoir et la richesse du mystère. J’aime le mystère et j’aime le filmer. On peut filmer le mystère, cela veut dire qu’on ne ferme aucune porte envers telle interprétation ou tel sens, telle possibilité, telle piste narrative. Le mystère est important car c’est un espace où le public peut se sentir pleinement accueilli. Tous les points d’interrogations qu’il y a dans le film, tous ces moments où il manque une explication définitive, ce sont en réalité des portes d’entrée pour les spectateurs. Trenque Lauquen est un exercice sur les différentes relations que le public peut avoir avec un film.



Votre utilisation de la musique, tantôt familière tantôt envoutante, participe à cette perte de repère. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Dans ce film j’ai utilisé la musique de trois façons différentes. Il y a tout d’abord la musique jouée par un orchestre et composée par Gabriel Chwojnik. Celle-ci a pour but de souligner l’idée d’un film en perpétuelle mutation en épousant tous ses virages et changements de registres : road movie, romance, thriller, science-fiction, etc. Je souhaitais traduire cette expérience à travers une musique qui soit à la fois très généreuse et très mystérieuse. Deuxièmement, il y a les chansons qui appartiennent aux personnages. Los Caminos est une chanson d’un groupe qui vient de La Plate, la ville où j’ai vécu. Je voulais l’utiliser car le compositeur est un ami. Ces chansons-là servent à décrire les sentiments intérieurs que les personnages ne peuvent pas exprimer autrement. Cette chanson est liée au personnage d’Ezekiel, qui est un homme trop timide et mélancolique pour s’exprimer, il fallait quelque chose qui vienne parler à sa place. Ces chansons-là ont un but dramaturgique.

Troisièmement, il y a les chansons que les personnages programment ou entendent à la station de radio. On voulait des tubes, en partie parce qu’il y avait quelque chose de profondément bizarre à entendre des tubes dans le contexte d’un tel film, mais on a dû changer d’avis car les droits de certaines chansons auraient couté plus cher que le film dans son ensemble. On a essayé de recréer des chansons qui ressembleraient à de tubes, qui donneraient aux spectateurs la vague impression de déjà les connaître, sans qu’ils en soient sûrs pour autant.

On a terminé le film trois jours avant la première mondiale du film à Venise, et dès notre retour à Buenos Aires on a retravaillé certains de ces aspects, avec une idée derrière la tête : le désir que chaque élément du film soit une invention. Dans les début de l’Histoire du cinéma, tout n’était encore qu’invention, tout existait pour la toute première fois. Quand je réalise un film, ça m’intéresse d’essayer de trouver le langage propre à ce film avec ses propres chansons, son propre rythme, etc. On en revient à l’idée que la fiction protège de la réalité : la réalité est parfois difficile à gérer, c’est parfois trop dur de supporter la réalité, on a besoin de fiction pour mieux y faire face.



Quel est le dernier film que vous avez vu et qui vous a donné l’impression de découvrir quelque chose de neuf, d’inédit ou d’excitant ?

Le dernier film que j’ai vu et qui m’ait plu c’est Nos soleils de Carla Simon, mais ce n’est peut-être pas le genre de réponse que vous attendez avec cette question. Si je peux citer un film qui n’est pas récent, je dirais Goodbye Dragon Inn de Tsai Ming-liang que j’ai vu pour la toute première fois récemment, dans le but de préparter un film court que je vais justement tourner dans une salle de cinéma. Je ne vois pas assez de films, je n’ai pas le temps. C’est le problème de faire des films : les seuls films que je vois, je les regarde en réalité pour le travail.


Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 27 avril 2023. Un grand merci à Vanessa Fröchen. Crédit portrait.

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