Entretien avec Kleber Mendonça Filho

Avec Portraits fantômes, le cinéaste brésilien Kleber Mendonça Filho signe une œuvre documentaire intime, poignante et joyeusement inclassable. A la fois film sur le cinéma et sur la ville de Recife, à la fois autoportrait et portrait des lieux qu’il a fréquentés, à la fois cours d’histoire et de géographie. A l’occasion de la sortie du film en salles ce mercredi 1er novembre, Kleber Mendonça Filho est notre invité et revient sur sa filmographie.


Avant d’évoquer de Portraits fantômes à proprement parler, j’aimerais vous demander quels sont justement vos films de fantômes préférés ?

Les fantômes existent de différentes manières, ou plutôt il existe différentes manières de regarder les fantômes. Ils peuvent être effrayants, et dans ce registre, je dirais que l’un des tout meilleurs films que j’ai vus est Les Innocents. Mais j’aime aussi énormément un film brésilien avec Sonia Braga intitulé Dona Flor et ses deux maris. Il s’agit du plus gros succès du cinéma brésilien des années 70, et on entend d’ailleurs un extrait du film dans Portraits fantômes. C’est l’histoire d’une femme dont le mari, un homme très extravagant, meurt d’une crise cardiaque lors du carnaval. Elle se remarie avec un homme très différent, très conservateur, mais le fantôme du premier mari revient. Il revient d’abord pour faire l’amour avec elle puis se réinstalle peu à peu, si bien qu’elle finit par vivre effectivement avec deux maris : l’un vivant et l’autre mort. La plupart des gens ne classeraient pas spontanément ce long métrage parmi les films de fantômes parce qu’il n’a rien d’effrayant mais je ne pense pas que les histoires de fantômes devraient forcément nous faire peur. Ces histoires-là ont souvent beaucoup à nous dire sur la nature humaine.

Parmi mes films de fantômes préférés il y a également Le Loup-garou de Londres de John Landis. C’est l’histoire de deux amis dont l’un meurt soudain. L’autre se retrouve seul et il est comme maudit, et le fait qu’il se transforme en loup-garou est presque accessoire. Il reçoit régulièrement la visite de son ami mort et à chaque fois, l’état physique de ce dernier empire. Pour moi c’est une très belle histoire de fantômes cachée au milieu d’un très bon film de loup-garou.



Qu’est-ce qui vous a amené à choisir le titre Portraits fantômes pour ce nouveau film ?

Il m’a fallu beaucoup de temps pour parvenir à trouver un titre satisfaisant. Ma toute première idée c’était The Show Begins Outside (Le film commence dès l’extérieur, ndlr), en référence à l’entrée du cinéma que je montre dans le film. Devant ce cinéma, le trottoir est différent, il possède sa propre structure. Quand on arrive à pied et qu’on commence à marcher sur ce bout de trottoir-là, la sensation d’être au cinéma commence d’emblée. Le cinéma débute dès cet instant. Et puis grâce à l’air conditionné on commence à sentir l’odeur du popcorn servi à l’intérieur.

Mais ce titre n’a pas survécu longtemps. Le deuxième titre à être envisagé fut The cinemas of Downtown Recife (Les salles de cinémas du centre de Recife, ndlr), mais personne dans mon entourage n’aimait ce titre, j’étais le seul à y croire (rires). C’est finalement resté le nom du deuxième chapitre dans le film. J’ai fini par faire une séance de brainstorming avec ma femme et mes enfants. Mon fils a eu l’idée du mot « fantôme ». J’ai évoqué cette idée à des amis du milieu du cinéma et cette option séduisait tout le monde. J’aime l’idée qu’on puisse prendre des fantômes en photo et qu’on puisse se retrouver avec le portrait d’un spectre chez soi. J’ai moi-même la photo d’un fantôme, celle que l’on voit dans le film. Je l’avais rangée dans un boite à chaussure il y a de nombreuses années et j’avais complètement oubliée son existence. Lorsque je suis retombé dessus, beaucoup de souvenirs me sont revenus en mémoire. Je trouvais que c’était une histoire qui méritait d’être présente dans le film. Je trouvais qu’il fallait montrer cette photo à l’écran.



Le titre que vous évoquez, The Show Begins Outside, prend le contrepied de la structure du film, qui débute dans le cadre intime d’un appartement familial pour se déployer progressivement dehors, dans la ville et la société. Cette structure-là était présente à votre esprit dès la conception du projet ?

Vous savez, certaines personnes me le reprochent souvent, mais j’aime tout simplement commencer à raconter une histoire par son point de départ (rires). Bon, tout le monde ne voit pas là un problème, on peut bien sûr raconter une histoire en commençant où l’on veut, mais laissez-moi vous expliquer ce que j’entends par là. Dans Aquarius par exemple, il faut attendre 27 minutes pour que l’action s’enclenche réellement. Ce serait sans doute possible de débuter le film à cet instant-là, lorsque l’héroïne ouvre la porte à un homme qui lui explique qu’il cherche à acheter un appartement. Mais je fais débuter le film dans les années 80, je la montre elle, je montre l’immeuble, les gens qui l’entourent, ses liens affectifs envers tout cela, de telle sorte que lorsque qu’on arrive à la scène où cet homme sonne à la porte, on a déjà emmagasiné beaucoup de renseignements sur elle. C’est un peu la même chose pour Bacurau : il faut attendre un long moment pour que débute l’action à proprement parler, pour que le film enlève enfin son masque et nous dise « voilà qui je suis vraiment ».

C’est un peu la même chose avec Portraits fantômes. Je parle de lieux, de ce qu’on fait de ces lieux dans lequel nous vivons. L’hôtel où nous nous trouvons actuellement ne représente rien de spécial pour vous ou moi, mais l’espace de quelques jours, les voyageurs qui y résident vont y créer beaucoup de souvenirs et ces souvenirs seront exclusivement liés à cet hôtel. J’ai choisi de monter à quel point mon appartement familial avait évolué au fil des années, et comme j’y avais déjà tourné plusieurs films, je possède des images datant de différentes époques. C’est pour cela que j’ai choisi de débuter le film dans l’appartement. Portraits fantômes n’est pas un film sur cet appartement ou sur tel ou tel lieu, c’est un film sur les lieux vus à travers le prisme du cinéma. C’est un film sur le cinéma. Faire un simple catalogue de lieux de tournages ou de salles de cinéma aurait été trop pragmatique, débuter le film chez moi crée d’emblée une connexion plus humaine.



Les lieux jouent un rôle narratif central dans chacun de vos films. A quelle étape de votre travail intervient le choix d’un lieu ? S’agit-il d’un point de départ à chaque fois ?

Le choix des lieux intervient très tôt, parfois tellement tôt que je réalise en vous le disant que ce n’est jamais une étape de travail à laquelle je me retrouve obligé de penser. Ca précède tout travail. Les scénarios des Bruits de Recife et d’Aquarius ont été écrits avec les lieux précis déjà en tête : la plage d’Aquarius, avec son écoulement d’eaux usées, je la fréquente depuis que je suis tout petit. Je sautais déjà par dessus le tuyaux des égouts pour éviter de me salir les pieds, et j’ai continué à le faire toute ma vie d’adulte. C’est pour cela que j’ai écrit une scène incluant cette même action.

Pour Bacurau c’était différent : on n’a trouvé les lieux que quatre mois avant le début du tournage. On avait donc passé des années à fantasmer un paysage sans savoir si on le trouverait un jour, et l’endroit que nous avons fini par trouver a dépassé toutes nos attentes. Bien sûr, Portraits fantômes a été écrit avec une série de lieux réels en tête. Des lieux que j’ai rêvé d’imprimer sur pellicule, parce que personne ne les avait filmés avant. Les lieux, les décors, sont la principale source d’inspiration de mon cinéma. Dans la rue, face un bâtiment que j’aime, je suis toujours en train de me demander où je planterais ma caméra si j’en avais une sous le coude. Hier j’écoutais un podcast où était interviewé Jack Fisk, le chef décorateur de Killers of the Flower Moon. C’était fascinant de l’écouter parler de son rapport à l’espace mais aussi aux textures des lieux. Ca m’a beaucoup inspiré.



Vous mentionnez que la préparation de Bacurau était une exception dans vos méthodes de travail qui, comme vous l’évoquez dans Portraits fantômes, sont étroitement liées à lieux qui composent votre vie quotidienne. Envisageriez-vous d’écrire à nouveau un film sans cet ancrage géographique ?

Bacurau était un travail très excitant parce que le film se situait dans une sorte de nébuleuse de genres cinématographiques. Les possibilités étaient infinies. Récemment, j’ai regardé la nouvelle série Star Wars avec mes enfants, et elle utilise une toute nouvelle technologie : les acteurs jouent devant des immenses écrans haute définition sur lesquels ont peut diffuser n’importe quelle décor ou action. C’est une nouvelle sorte de rétroprojection mais le résultat est particulièrement réaliste. Et je suis divisé par rapport à ça. D’un côté, j’entends bien sûr que le cinéma n’est qu’artifice, mais de l’autre, mon expérience de spectateur aussi se nourrit beaucoup des lieux de tournage. Killers of the Flower Moon a été tourné en Oklahoma, est-ce que le film serait strictement le même s’il avait été tourné en studio avec cette nouvelle technologie ? La vérité c’est que je n’en sais rien.



Vous devez sans doute recevoir des propositions pour aller tourner des films à l’étranger. Vous sentiriez-vous à l’aise ou même motivé à l’idée de filmer une ville que vous ne connaissez pas ?

Oui. Bien sûr je ferais très attention à ne pas tomber dans le piège de filmer cette ville comme un touriste, c’est quelque chose dont je me méfie beaucoup. Mais sinon oui. C’est même quelque chose que je désire, à vrai dire. Je veux tenter l’expérience. Je pense de plus en plus à venir faire un film en France, et si ça doit se faire, je choisirai très probablement la ville de Bordeaux.

Je viens de Bordeaux !

J’adore Bordeaux, d’ailleurs j’en reviens tout juste. Ma femme est bordelaise. C’est une ville qui n’est pas immense selon certains critères géographiques, mais qui a une personnalité très forte. Pour moi c’est une ville très française.



J’ai toujours pensé que ce serait le décor idéal pour une histoire de fantômes métaphorique, compte tenu du rapport compliqué que la ville entretient avec son histoire très violente, liée au commerce des esclaves. Pour revenir à Portraits fantômes : on pourrait presque dire que d’une certaine manière, le film appartient lui aussi à une ambitieuse « nébuleuse de genres » documentaires, puisqu’il s’agit autant d’un autoportrait que d’un portrait de la ville de Recife, si bien que le sujet exact est difficile à résumer un une seule phrase. Est-ce là une formule qui vous convient ?

J’aime ça. Mes films préférés sont ceux qui refusent justement d’être décrits trop facilement. Je me rappelle d’un vidéoclub près de chez moi, il y a longtemps, où les films étaient bien sûr classés par genre. Je n’oublierai jamais qu’ils avaient classé Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant au rayon comédies (rires). A mes yeux il s’agit plutôt d’un film d’horreur, un très bon film d’horreur, même. D’ailleurs, vous avez remarqué les murs du salon où nous sommes ressemblent au décor de ce film ?

J’aime les virages, les surprises, les films qui donnent l’impression de partir dans toutes les directions. Certaines personnes m’ont avoué avoir été effrayées par certains passages de Portraits fantômes. D’autres l’ont trouvé émouvant. Pour certains il s’agit d’un documentaire, pour d’autres le terme essai cinématographique est plus adéquat, même si je trouve que ça fait trop académique. J’aime Portraits fantômes tel qu’il est. L’expérience du cinéaste et celle du spectateur sont parfois très différentes. Ma manière d’entrer dans le film n’est pas forcément celle dont vous allez entrer dedans, mais cela ne nous empêche pas de partager cet espace.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut à Paris le 23 octobre 2023. Un grand merci à Florence Alexandre. Crédit portrait : Jens Koch.

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