Entretien avec João Canijo

Coincés dans un huis-clos magnétique au sein d’un mystérieux hôtel, clients et tenancières laissent imploser leurs folles névroses… chacun de leur coté. Avec Mal viver et Viver mal, le cinéaste portugais João Canijo signe un fascinant diptyque primé à la Berlinale, dont les volets peuvent se voir indépendamment et sans ordre. A l’occasion de la sortie en salles de ces deux films ce mercredi 11 octobre, João Canijo est notre invité et nous en dit plus sur ce projet hors-normes.


Avez-vous envisagé Mal viver/Viver mal comme deux films distincts dès le début du projet ?

L’hôtel où se déroule l’action pourrait très bien ne pas avoir de clients, mais j’ai vite trouvé que c’était bien plus dramatique pour les protagonistes, ces sœurs qui tiennent l’hôtel, de devoir gérer des clients et donc de ne pas être entièrement seules. Or, concrètement, je ne savais pas si on allait avoir suffisamment de budget pour tourner des scènes avec des clients. Il a donc fallu attendre d’avoir les financements suffisants et à partir de là, je savais qu’il y aurait bel et bien deux films comme je le souhaitais.


Mal viver

Les deux films partagent les mêmes personnages, se déroulent dans le même lieu au même moment, et pourtant les procédés d’écriture ont été très différent dans les deux cas, n’est-ce pas ?

Complètement. Moi je n’écris pas de scénario, c’est comme ça que je travaille. J’écris une structure narrative et après, je fais beaucoup de répétitions avec les comédiens. Je suis un peu en train de me vanter (rires), mais c’est un peu la manière de faire de Shakespeare : Il avait une idée de la pièce, il avait sa trame, mais en ce qui concerne les dialogues, il piochait dans ce que les comédiens improvisaient lors des répétitions. C’est exactement ce que j’ai fait. Pendant deux mois, les interprètes et moi avions de longues répétitions, de longues sessions de discussion. Tout est filmé puis retranscrit.

C’est de là d’où vient de scénario, on est parti de zéro et on a développé des pistes ensemble au fur et à mesure. Le point de départ de Mal viver, donc le point de départ de tout le projet, c’était les relations entre ces femmes. Plus exactement, le point de départ c’est toujours mes personnages féminins, et ce sont toujours les mêmes. C’est seulement après que je leur invente des situations. Viver mal c’était très différent, puisqu’il s’agit d’une combinaison de trois pièces de Strindberg. Là, on avait une base concrète. Bien sûr on a modifié le texte d’origine, qui n’a été qu’un point de départ.


Viver mal

Est-ce que cette différence d’écriture a changé votre manière de travailler avec les comédiens au moment du tournage, selon de quel volet il s’agissait ?

Non, pas vraiment. Ces points de départ différents ont fini au même point d’arrivée.

Comment avez-vous trouvé l’hôtel où se déroule l’action ?

C’était une très grande chance de trouver cet hôtel. Ça et la rencontre avec ma chef opératrice, ça a été le deux grands coups de chance de ce film. On a visité plus de 80 hôtels au Portugal pour trouver le lieu de tournage idéal. On avait gardé celui-ci en tout dernier exprès car il s’agissait d’un hôtel de mon enfance. J’avais très peur qu’il soit détruit ou rénové, mais heureusement il était exactement tel quel. Il a été bâti par un architecte qui appartenait à un collectif qui est aujourd’hui considéré comme les maîtres à penser du célèbre architecte Siza Vieira, qui a fini par remporter le prix Pritzker. Là, c’était la génération d’avant, mais c’était aussi de très bon architectes.

Ce n’était pas compliqué d’organiser un tel tournage dans un hôtel encore en activité ?

Oh non, c’était très facile. Mais on s’en doutait déjà, car il s’agit d’un hôtel d’été et on allait tourner en hiver, donc les lieux allaient forcément être vides. Et puis surtout, on a tourné en plein confinement. On a donc tous été confinés ensemble pendant quatre mois : trois mois de répétition et un mois de tournage.


Viver mal

Vous parliez de votre chef-opératrice Leonor Teles (qui a depuis réalisé son propre long métrage, Home, ndlr). Comment avez-vous travaillé avec elle sur le travail particulier autour de la lumière ?

On a vraiment travaillé ensemble, et à l’âge que j’ai aujourd’hui, c’était la toute première fois de ma vie que je travaillais comme ça. On s’est très bien entendu alors qu’elle pourrait être ma fille (rires). Tout était très préparé, découpé, planifié, mais au moment du tournage, je la laissais très libre de décider non pas l’angle des caméras mais le cadrage. Quant à la lumière je ne m’en mêlais pas du tout, c’était son affaire.

La lumière n’est pas tout à fait la même dans les deux films, ne serait-ce que par le nombre de plans tournés en extérieur. L’idée que chacun devait posséder sa propre identité visuelle était-elle présente dès l’origine ?

Oui. D’ailleurs, même s’il ne s’agissait bien sûr que d’un seul tournage, les deux films n’ont pas du tout été planifiés de la même manière. Rien que cette scène avec les trois couples autour de la piscine, ça a demandé beaucoup de préparation. Vous avez peut-être raison, je crois qu’on est davantage à l’extérieur de l’hôtel dans Viver mal.


Mal viver

La rareté des plans extérieurs dans Mal viver souligne l’idée que les protagonistes en sont comme prisonnières. Vous filmez ce lieu comme un labyrinthe sans issue, où l’on entend parfois des cris hors-champ et où certaines scènes reviennent même en boucle. Cela m’a évoqué une sorte de maison hantée métaphorique. Est-ce que c’est une image qui vous parle ?

(Rires) Chacun interprète la réalité qu’il voit à sa guise. Il n’y a pas d’autre façon de faire, donc c’est très bien d’assumer ses interprétations. Mais sinon, non. Ces filles-là vivent dans un hôtel, mais l’hôtel est comme un prétexte pour les empêcher de s’en sortir dans la vie, c’est ainsi que j’ai pensé dès le départ. Je voulais également que ce soit ce qui se passe à l’extérieur qui vienne perturber leur intérieur, et pas l’inverse. La tension vient de comment les personnages gèrent l’extérieur, c’est pour cela que c’était beaucoup plus intéressant que l’hôtel ait des clients, comme je le disais au début. Il y a une citation de Schopenhauer qui dit plus ou moins que vue de l’intérieur, chaque vie est une tragédie, mais vue de l’extérieur c’est un comédie (rires).

En parlant de comédie : il y a beaucoup de douleur et de violence chez les personnages mais celle-ci surgit parfois de manière si abrupte que cela crée chez le spectateur un effet de vive surprise qui n’est pas toujours très éloigné d’une forme d’humour. Est-ce que c’est un contresens à vos yeux si l’on dit que ces films sont parfois… drôles ?

Mais j’aime que vous trouviez ça drôle. C’était l’idée, du moins pour certains moments. C’est surtout le cas dans Viver mal et c’est normal puisque cela vient directement de Strindberg. Mais dans Mal viver aussi il y a des choses que, bien qu’elles soient intimes et profondes, je trouve aussi très drôles.


Viver mal

Certaines scènes reviennent d’un film à l’autre, filmées sous des angles différents selon les personnages sur lesquels on se focalise. Ce sont des séquences que vous avez tournées à plusieurs caméras ou bien s’agit-il de prises différentes ?

Les deux. La scène du grand diner au restaurant est la seule où l’on avait vraiment prévu de tourner avec deux caméras. D’ailleurs on a profité de ce bref moment de tournage où on avait une deuxième caméra pour tourner la scène finale de Mal viver, celle de la piscine. Rappelez-vous qu’on était en hiver et que l’eau n’était pas chaude du tout, ça n’avait rien d’évident de demander à l’actrice de se baigner encore et encore. J’ai donc filmé sous plusieurs angles en même temps pour lui évite d’avoir à plonger plusieurs fois, même si au final elle a quand même dû plonger quatre ou cinq fois (rires).

Pour revenir au diner, le besoin de synchronicité était trop important pour se passer d’une deuxième caméra. Une caméra filmait la scène pour Mal viver, l’autre pour Viver mal. Moi et Leonor Teles on savait laquelle était laquelle mais les comédiens l’ignoraient complètement, bien sûr. Je ne voulais pas qu’ils sachent s’ils étaient au cœur de la scène ou non. J’avais mes petits codes secrets pour communiquer avec l’équipe dans ces cas-là.


Mal viver

Les deux volets ont été présentés à la Berlinale, mais dans deux sections différentes (Viver mal en section Encounters et Mal viver en compétition, où il a obtenu le Prix du jury, ndlr). Ce cas de figure rare était-il votre souhait ou cela est-il né d’une négociation ?

Tout le mérite en revient à Portugal Film, ça a été leur grand travail et je leur dois beaucoup. Au début, la Berlinale envisageait de diffuser les films ensemble, en une seule et même séance de presque quatre heures. Portugal Film a réussi à faire ce qu’il fallait faire, c’est Portugal Film qui a fait qu’on a obtenu l’Ours (rires).

Cela vous aurait convenu, de combiner les deux films en un ?

Je n’avais pas beaucoup de choix (silence). Mais je suis ravi de la manière dont ça s’est passé au final. En plus chaque film s’est trouvé dans la section qui lui convenait le mieux. Correct, parfait (rires).


Viver mal

Que vouliez-vous évoquer avec ces titres, Mal viver et Viver mal ?

Vous connaissez sans doute cette phrase de Bergman, qui dit qu’un film doit avoir une idée qui soit présente dans chaque scène et dans chaque plan. L’idée de base c’était l’expression française mal de vivre. Il n’y a pas vraiment d’équivalent en portugais et encore moins de traduction satisfaisante en anglais. J’aurais pu garder le titre directement en français d’ailleurs. Si j’avais fait le film il y a trente ans, je l’aurais fait, mais maintenant plus personne ne parle français au Portugal.

Quel est le dernier film que vous ayez vu et qui vous a donné l’impression de voir quelque chose de nouveau ?

C’était l’an dernier, c’était un film russe complétement fou : Dau. C’est une série de plusieurs films à vrai dire et je les aime tous, surtout Dau.Natasha. Il n’y a que le dernier que j’aime moins. Ça demande du temps mais ça se voit très bien.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 11 octobre 2023. Merci à Celia Mahistre. Crédit portrait : Jens Koch.

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