Entretien avec Giacomo Abbruzzese

Primé lors de la récente Berlinale, Disco Boy est l’une des révélations fracassantes de l’année. Ce long métrage qui fourmille d’idées visuelles est porté à la fois par l’excellence de l’interprétation de Franz Rogowski, de la bande originale signée Vitalic ou encore du travail à la photographie d’Hélène Louvart. Le cinéaste Giacomo Abbruzzese nous présente ce puissant film-trip à découvrir en salles dès le 3 mai.


Disco Boy est un film où il est beaucoup question de perte de repères, pour les personnages mais avant tout pour les spectateurs, et cela commence au moment de mettre des mots sur les registres du film : film de guerre, film de fantôme, film politique… Au moment où il est né dans votre esprit, sous quel angle l’avez-vous d’abord envisagé ?

Nous les humains pouvons être beaucoup de choses à la fois, et je pense qu’un film aussi. Par exemple, j’ai lu un article italien qui décrivait Disco Boy comme un musical à main armée. Je n’y avais jamais pensé sous cet angle mais je comprend pourquoi ils ont pensé à un musical : la musique est l’un des personnages principaux du film et il y a une importance très grande donnée à la chorégraphie, pas uniquement à la danse mais aussi dans les mouvements des soldats. Quand j’ai écrit le film, je pensais à un film de guerre très atypique avec des fantômes, j’avais en tête une structure narrative en forme de spirale qui ouvrirait vers quelque chose de très mystérieux, vers le mysticisme et le chamanisme.



Que voulez-vous dire quand vous parlez de structure en spirale ?

Je pense que le film est construit comme une spirale autour d’un trou noir, ce dernier étant la scène filmée avec la caméra thermique. Outre que cette scène est déjà une sorte de danse et qu’elle évoque l’idée d’une contamination entre les personnages, il s’agit surtout d’un point de non-retour. On en retrouve d’ailleurs des échos subliminaux dans le reste du film, par exemple les couleurs de la boite de nuit sont les mêmes que celle de la caméra thermique. Tout le film est construit comme une sorte de rêve collectif et je tenais à ce que cette scène l’incarne dans sa mise en scène, dans son déploiement plastique.



La musique prend une place conséquente à la fois dans le récit et dans l’atmosphère du film. Comment s’est déroulée votre collaboration avec le compositeur Vitalic ?

Vitalic était absolument mon premier choix pour faire la musique du film et je l’ai contacté assez longtemps en avance. Il avait vu et aimé mon précédent court métrage et a donc accepté avec un certain enthousiasme. Je n’avais pas encore tourné quoi que ce soit mais je lui ai parlé des images que j’avais en tête. Je lui ai précisé ce qui m’intéressait à l’intérieur de sa discographie pour ce projet spécifique et j’ai fait des références à d’autres discographies. Ce que j’aime bien dans sa musique c’est qu’avec la techno il arrive à faire quelque chose de mélancolique et de lyrique, il y a toujours cette verticalité dans ses morceaux. Vu que je cherche le sacré là où on l’attend pas, je trouvais ça très pertinent de travailler avec lui.

Il a composé certains morceaux avant le tournage du film, et non seulement j’ai trouvé ces morceaux incroyablement pertinents, mais je les ai partagés avec les comédiens et la directrice de la photo pour que le film s’imprègne de la musique. En cela, j’espère qu’on est parvenu à éviter le côté clip. Je voulais que la musique fasse partie de la création du film de façon très organique.



Vous mettez en avant l’expression physique de vos interprètes, et pas uniquement dans les scènes de danse. Comment avez-vous travaillé cet aspect-là avec eux ? Y a-t-il eu un important travail chorégraphique ?

Il y a eu beaucoup de travail à l’avance. J’ai travaillé avec le chorégraphe nigérian Qudus Onikeku. J’ai été très ému en découvrant son travail lors d’un spectacle au Centre Pompidou car bien que je sois italien et lui nigérian, nous travaillons exactement sur les mêmes choses : le retour des fantômes, la question de la réincarnation, le rapport aux ancêtres, etc. Il évoque tout ceci avec quelque chose de primitif et archétypal, tout en conservant un lien très fort avec le monde contemporain, c’est comme une sorte de court-circuit. Dès que j’ai vu son spectacle, je me suis dit que c’était une évidence de travailler avec lui sur ce film, alors que je ne cherchais pas à tout prix à travailler avec quelqu’un de nigérian.

D’ailleurs, tous les choix du film ont été faits sans passeport, pour ainsi dire. J’ai choisi Franz Rogowski pour jouer Aleksei parce que pensais que c’était l’acteur idéal pour le rôle, même s’il n’est pas biélorusse. Concrètement, tous les acteurs du film jouent dans une langue qu’ils ne parlent pas. C’était vraiment un parti pris du film de travailler autrement avec la langue, avec le texte. Le film possède une dimension de conte suffisamment importante, suffisamment éloignée du pur réalisme, pour se permettre cette liberté. Mais c’est vrai que quand j’ai trouvé quelqu’un du Nigeria qui était dans le même voyage que moi, je me suis dit que c’était parfait.

Qudus a beaucoup participé au film, il m’a accompagné au Nigeria pour le choix des costumes, il a participé à certains choix de musique. C’était beaucoup plus qu’un simple consultant nigérian, ce que l’on avait par ailleurs, c’était un véritable partenaire artistique, comme Vitalic. Il y avait une vraie estime artistique entre nous et un écho entre nos deux styles de travail. On a beaucoup travaillé, on a fait trois semaines ou un mois de répétition avec le trois comédiens principaux : la moitié de la journée on travaillait sur le texte, l’autre moitié était consacrée à des entrainements de danse, des répétitions.

Aucun des personnages n’est supposé être un danseur professionnel, à part peut être celui de Franz, et encore. Ce que j’ai demandé à Qudus pendant ces séances d’entrainement, c’est de trouver une sorte de danse universelle, quelque chose qui possède des éléments primitifs. L’idée que j’avais en tête c’est qu’à la préhistoire, à l’époque où l’on faisait des dessins dans les caves chacun de notre côté sans pourvoir communiquer, on faisait malgré tout les mêmes types de dessins. Je cherchais un équivalent dans une danse hors du temps qui pouvait être décliné dans un village du Nigeria ou dans une boite de nuit à Paris. Je voulais traduire également l’idée que les personnages subissent une révolution au sens propre : c’est à dire un tour sur eux-mêmes et autour d’un centre en même temps.



Votre travail avec Hélène Louvart à la photo a-t-il également pris la forme d’un partenariat artistique, pour reprendre votre formulation ?

Ce que j’aime énormément chez Hélène Louvart, c’est qu’elle ne met jamais son ego avant le film, ce n’est pas quelqu’un d’obsédé par sa signature, elle est vraiment au service du film. Je suis quelqu’un de hyper impliqué dans l’image et j’avais besoin d’un directeur de la photo qui me laisse cette place. Je pouvais me permettre de lui dire qu’il m’arrivait parfois de ne pas être convaincu par tel ou tel détail de l’image et elle ne le prenait pas mal, nous faisons une recherche ensemble. En échange, elle me faisait parfois également part de ses doutes sur le texte et je ne le vivais pas mal. Nous avions une grande confiance l’un dans l’autre, nous avions une complicité commune et nous cherchions le même chose : éviter une esthétique de pub ou de clip, quelque chose de trop clivant. Nous cherchions une autre beauté, hors du temps et hors des modes. Il n’y avait aucun problème d’ego et c’est très rare avec des gens de ce talent-là. C’est la plus belle collaboration artistique de ma vie.

Je suis quelqu’un qui prépare beaucoup le film en avance : le scénario est prévu de façon très précise, la mise en scène aussi, le découpage également. En revanche, ça me fait un peu horreur ce type de cinéma où on sent que le réalisateur est une sorte de dieu tout puisant. Il y a des réalisateurs très talentueux dont les films ressemblent à des maisons de poupées et ça donne l’impression qu’ils s’amusent tout seul, moi j’aime bien m’amuser avec les autres. Je ne citerais pas de noms mais il y a beaucoup de cinéastes comme ça (rires). Travailler avec des gens très talentueux, c’est une manière d’être chef d’orchestre et donner le la, tout en se donnant la latitude d’être surpris par ce que les autres vont apporter.

J’aime bien tout préparer et mettre en crise mon dispositif. Cela peut se faire en tournant dans des conditions atmosphériques pas évidentes ou bien en tournant beaucoup en extérieur, ou encore en cherchant des performances extrêmes chez les acteurs. Je pense que c’est dans les moments de crise qu’on touche la vie. On a tout fait dans le respect de la sécurité bien sûr, c’est même très important, mais je tenais à aller chercher des choses pas simples, à faire des paris artistiques et même performatifs, car j’aime aussi quand le cinéma a une dimension happening.

Par exemple j’ai souvent tourné mes courts métrages dans des lieux interdits, que ce soit pour des raisons militaires ou industrielles. Sur Disco Boy, je pouvais un peu moins me permettre ce genre de choses, mais je crois que cette idée de danger un peu à la Herzog reste dans mon cinéma. J’aime l’idée d’aller chercher la poésie là ou on ne l’attend pas. Qu’est-ce que c’est qu’être un humain ? C’est être avec les autres donc se confronter aux autres, à la nature, donc à des choses qu’on ne contrôle pas entièrement.



Quand l’un des personnages dit « Qui a peur reste à la maison », cela peut donc être interprété comme une profession de foi de votre part ?

Oui, cette phrase-là m’appartient. Quand on fait un film c’est normal qu’il y ait des choses de nous-mêmes dedans. C’est sûr que ma migration a été beaucoup plus simple et privilégiée que celle d’Aleksei. Même si je viens d’un milieu populaire, le fait d’avoir un passeport européen m’a rendu les choses très simples. Le fait d’être un étranger c’est quelque chose qui reste, c’est un regard qui reste. Je suis toujours très intéressé par le regard des étrangers, même quand je suis en Italie. Je trouve que c’est un regard où il y a moins de stratification, qui arrive à voir des choses qu’on ne voit plus.

Quand j’ai décidé de faire mon premier long métrage en France, je me suis bien sûr posé la question de savoir ce que je pourrais raconter et qu’un cinéaste français ne pourrait pas voir, ou du moins pas comme moi. Par exemple je ne vois pas du tout ce que j’aurais pu apporter à un drame familial bourgeois alors qu’il y a une tonne de réalisateurs français qui auraient fait ça mieux que moi. Mais un film sur la légion étrangère, sur un Paris peuplé de citoyens étrangers, même si j’étais différent de mes personnages, je savais que je pouvais mieux comprendre leur premier regard sur les choses. Je savais que mon regard aurait moins de chance de les prendre de haut. Parmi mes prochains projets, il y a un film que j’envisage de faire en Italie. Si Disco Boy était mon film politique sur la France, celui-là sera mon film politique sur l’Italie.



La perte de repères, c’est quelque chose que vous recherchez également en tant que spectateur face aux films des autres ?

Ce que je recherche, c’est moins une perte de repères qu’un voyage sensoriel à 360 degrés. J’aime qu’on me raconte quelque chose mais j’aime surtout sentir que l’on va au-delà du simple récit, je veux qu’on m’envoûte, quel que soit le registre. J’adore Spring Breakers comme j’adore Inherent Vice, Lost Highway, Fitzcarraldo, Uncut GemsLe Loup de Wall Street c’est aussi un voyage total puisqu’on me met dans la peau de quelqu’un qui est tellement loin de moi en termes de sensibilité ou échelle de valeurs. Se sentir troublé par le fait de devenir quelqu’un d’autre le temps d’une séance, c’est ça aussi le cinéma. Là encore, cela nous fait chercher l’humain et la beauté là où on ne l’attend pas.

Quel est le dernier film que vous avez vu et qui vous a donné l’impression de découvrir quelque chose de neuf, d’inédit ou d’excitant ?

Quand j’ai vu Plumes, j’ai envoyé un sms au réalisateur, qui est un ami, pour lui dire : « Tu ne viens pas seulement de réaliser ton premier film, tu as fait un chef d’œuvre ». C’est un film d’un très grand courage politique. J’ai aussi beaucoup aimé Le Grand mouvement. Là encore c’est un véritable trip avec une puissante dimension musicale. C’est très beau et très fort.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 12 avril 2023. Merci à Viviana Andriani et Aurélie Dard. Crédit portrait : Jens Koch.

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