Entretien avec Florent Gouëlou • Trois nuits par semaine

Présenté en ouverture de la Semaine de la Critique à la Mostra de Venise, Trois nuits par semaine est le premier long métrage du Français Florent Gouëlou. Remarqué avec ses courts, Gouëlou raconte ici une histoire d’amour qui se déroule dans le milieu du drag. Lui-même drag queen (sous les traits de l’irrésistible Javel Habibi), le cinéaste signe un film chaleureux qui trouve toujours le bon point de vue. Populaire et galvanisant, d’une profonde générosité, Trois nuits par semaine sort en salles le 9 novembre. Florent Gouëlou est notre invité.


On entre dans Trois nuits par semaine de manière archétypale, avec ce personnage qui découvre un monde inconnu – celui du drag – et qui l’observe. Mais finalement, Baptiste regarde autant qu’il est regardé. Lors de l’écriture du film, comment as-tu travaillé cette question du regard et du point de vue ?

Trois nuits par semaine est un film sur l’émerveillement de la découverte du drag. On entre dans une expérience immersive, où le regard d’un jeune homme novice nous guide à travers cet univers et cette communauté qui lui sont inconnus. Il m’a semblé que c’était la meilleure façon d’inviter un public non averti à entrer dans cet univers qui m’est familier.

Au fil du film, Baptiste découvre aussi la vraie vie derrière le spectacle, le quotidien derrière la magie ; c’était le projet du film, filmer cet écart entre le show et la coulisse.

Et en chemin, en effet, Cookie et les drag queens de la bande le regardent à leur tour. C’est pour cette raison que lors de leur premier rendez-vous, Cookie le fait poser et le dessine ; dans cette rencontre, Baptiste ne peut pas rester à l’abri derrière son appareil photo. À leur contact, il découvre aussi des choses de lui-même.



J’ai trouvé intéressant qu’on se décentre assez vite et qu’on s’éloigne de cette porte d’entrée archétypale. En voyant ton film, on n’a pas le sentiment qu’un cinéaste observe un groupe de haut, au microscope. Et ce qui est censé être dans les marges, les queens comme les personnes queer en général, prennent de l’espace, sont au centre et ont leur point de vue. C’est une manière d’inviter le public queer en s’adressant à lui, un public pour qui ce monde n’est pas inconnu.

Oui, comme le monde du drag m’est devenu à moi aussi très intime ces dernières années, je voulais le raconter de l’intérieur. Sans posture dominante en effet, et sans m’en tenir non plus à la pure fascination. À l’arrivée je suis heureux si le film parle autant aux « novices » qu’à un public queer plus familier.

Le personnage de Baptiste est vraiment conçu comme un passeur. J’avais envie que le public soit comme une petite souris perchée sur son épaule.

Il y a forcément quelque chose d’Alice au Pays des merveilles dans ce genre de récits initiatiques. La première fois que Cookie emmène Baptiste en soirée, il y a ce long plan où on descend un escalier en plan séquence jusqu’à la piste de danse ; Cookie est comme le lapin blanc, qui l’entraîne de l’autre côté du miroir.



Le titre de ton film est issu d’une chanson populaire et sentimentale, c’était déjà le cas de Premier amour. Qu’est-ce que cela apporte à tes yeux en termes d’imaginaire ?

Premier amour était la chanson de fin du film que Cookie adressait à Baptiste pour lui dire les mots qu’elle ne savait pas prononcer dans la vie. Trois nuits par semaine résonnait pour moi avec l’idée que Quentin se transforme en une créature féminine imaginaire trois fois par semaine. Comme le dit la chanson, « trois nuits par semaine, c’est sa peau contre ma peau et je suis avec elle, mon Dieu qu’elle est belle ». Ça créait un écho avec l’idée d’une femme spectaculaire et insaisissable.

Plus généralement, c’est vrai que la musique pop crée des terrains communs, convoque des souvenirs ; ce sont des références qu’on partage. Dans le film on entend aussi bien Donna Summer que Juliette Armanet, Arthur H, Divine, Goldfrapp… ce sont des musiques qui m’ont accompagné dès l’écriture, depuis 2017. Ça a été la bande son de ma vie avant de devenir la bande originale du film.

Dans le film, Cookie Kunty interprète en quelque sorte son propre personnage, en utilisant son vrai nom de scène. Comment avez-vous travaillé ensemble cette frontière entre réalité et fiction ?

Au fil des courts métrages que j’ai tournés avec elle, je lui ai proposé des partitions de plus en plus complexes. Petit à petit, j’ai eu envie de mettre en scène le « off » du personnage, et imaginer la vie du garçon derrière la queen.

Ça a été possible parce que Romain Eck m’a fait une grande confiance. Par exemple, filmer Cookie en train de se déshabiller était pour moi une image rare ; c’est une coulisse du personnage qu’on ne voit jamais. Tout comme la mettre en scène dans une relation de couple, lui inventer une vie après le spectacle. Je crois que ça lui a plu d’explorer des situations qui sortaient du pur personnage de scène.

Sur le tournage, Romain m’a dit que la Cookie qu’on verrait dans le film serait un mélange du personnage qu’il a créé il y a 8 ans, et des histoires que je lui ai écrites. Le temps du film, le projet « Cookie » est devenu une réinvention commune. Il a très généreusement mis sa création au service de la mienne ; ça m’a beaucoup touché.



On reconnaît de nombreux visages familiers du drag français dans ton film. Dans quelle mesure Trois nuits par semaine constitue-t-il une déclaration d’amour au drag, a fortiori par une personne concernée ?

Dans Tout sur ma mère, Manuela avoue : « Un tramway nommé désir a bouleversé ma vie ». Le film est dédié aux artistes de la scène drag qui ont bouleversé la mienne. Depuis que j’ai découvert le drag en 2016, toute ma vie a changé, que ce soit d’un point de vue professionnel, en filmant des queens, d’un point de vue d’interprète avec les Soirées Habibi que j’ai créées à la Flèche d’or, ou d’un point de vue intime avec tout ce que l’art du drag a déployé en moi. J’ai été profondément modifié par la liberté, la créativité, la subversion de ce milieu, et surtout son rapport joyeux au collectif.

Pour raconter cette scène drag, il me semblait nécessaire d’associer un maximum d’artistes concernés, que ce soit à l’écran, ou bien dans l’équipe technique, avec par exemple Jean-Baptiste Santens (Ivy Kunty) aux perruques ou Aurélien Di Rico (Minuit DiVinyle) aux costumes drags. Ce sont en tout 40 artistes de la scène drag, queens, kings, et clubkids qui apparaissent à l’écran.

D’ailleurs tu apparais également dans le film sous les traits de ton alter ego Javel Habibi. Est-ce que c’était un clin d’œil, est-ce que cette apparition revêt un sens particulier ?

Comme tu le sais, Javel est d’abord née pour le film Un homme mon fils en 2017 avant d’exister dans le monde réel. Ça faisait sens pour moi qu’elle apparaisse dans ce long métrage, qui est comme l’aboutissement de mes courts métrages précédents.

Dans le film, Javel Habibi encourage Baptiste dans sa démarche de photographe. Le clin d’œil réside dans le fait que de la même façon que je suis devenu réalisateur en filmant des queens, Baptiste s’accomplit comme photographe en documentant le monde du drag. Du coup sur le tournage, la scripte avait appelé en souriant la rencontre Javel / Baptiste « la scène des deux Baptiste ».



Les références sur le drag dans le cinéma français sont très rares. Avais-tu des références en tête, dans le cinéma français ou non ?

Priscilla folle du désert est le premier film que j’ai vu sur le drag. Il a certainement inspiré beaucoup de choses : comme ici, c’est un road movie, avec une troupe attachante, et ce jeu sur les écarts culturels entre le milieu drag et un monde normé. C’est une des premières images que j’ai eues du drag, cet humour et cette énergie de groupe.

Quand j’ai commencé à écrire, j’ai décortiqué toutes les grandes comédies romantiques, notamment Coup de foudre à Notting Hill et sa structure classique, qui m’a guidé. Les codes de la « rom com » infusent discrètement le film : une première rencontre marquante, des amis qui aident la rencontre amoureuse, un dilemme pour Baptiste…

Et puis il y avait Les Chansons d’amour de Christophe Honoré, avec cette idée que dans le film, le personnage de Louis Garrel tombe amoureux d’un garçon. Or, ce qui fait obstacle à leur rencontre, ce n’est pas que ce soit un garçon, mais que le personnage de Garrel est en deuil. Ici, de la même manière, ce qui empêche la relation entre les deux héros, c’est le drag. Je trouvais ça plus généreux pour les spectateurs, de sous-entendre que parfois un désir inattendu peut nous ouvrir des horizons nouveaux ; et sans doute plus généreux aussi pour la communauté. Je n’avais pas envie de faire un film de plus qui dise « désirer un autre homme, ça passe forcément par une phase de refoulement et un peu d’auto-détestation ». Pas pour Baptiste.

Comment s’est déroulée ta collaboration avec ton directeur de la photographie Vadim Alsayed ? Avez-vous envisagé la mise en scène de ce long métrage différemment que pour tes courts ?

C’était vraiment dans la continuité des films précédents. On avait déjà travaillé sur certains motifs, notamment comment filmer un spectacle drag, rendre compte de l’intensité des performances et de l’émulation dans la salle. Ou très concrètement comment éclairer dans le même plan la peau d’une queen maquillée et celle d’un personnage au teint naturel. J’ai beaucoup aimé travailler sur ces sujets parce que les films sur le monde du spectacle offrent une grammaire très riche : on peut passer d’une scène au café à soudain des scènes grandioses avec des lumières de show. On a pris beaucoup de plaisir à filmer ces séquences, c’était souvent les plus complexes techniquement, mais les plus évidentes en mise en scène.

Et puis le drag c’est la traversée des genres, et par extension ça permet aussi une traversée des genres cinématographiques : on peut s’amuser à être réaliste et puis soudain basculer dans le film de genre hitchcockien ou le pop façon Almodovar, parce qu’une queen fait son entrée.



Trois nuits par semaine est visuellement chaleureux et coloré, il y a quelque chose de très généreux dans l’écriture des personnages, dans le sens du dialogue. Est-ce que cela rejoint ce que tu me disais en tant que Javel Habibi dans un précédent entretien, à savoir « il y a quelque chose de politique à faire le choix de la joie » ?

J’avais oublié que j’avais dit ça, je suis content que tu me le rappelles ! Eh bien je suis toujours d’accord. Que ce soit en tant qu’artiste qui monte sur scène ou en tant que réalisateur, je songe toujours beaucoup à la responsabilité d’une prise de parole, et à la façon de la rendre la plus audible possible. Et souvent pour moi ça passe par l’humour, et le plaisir.

Je voulais que Trois nuits par semaine reste toujours divertissant. Il contient un discours politique et une proposition sociale, à savoir vivre ensemble avec nos différences. Mais si on veut simplement passer un bon moment, c’est possible aussi. J’essaie toujours de proposer des objets avec plusieurs niveaux de lecture : un film chaleureux et conscient des réalités sociales qu’il filme. Un film engagé mais qui ne souligne pas son propre militantisme. En réalité ça n’empêche pas l’engagement.

Le film est d’ailleurs politique a plus d’un titre : à la fois par son discours sur le genre et sa performance, ou à travers les scènes sur la prévention sexuelle. En quoi cet aspect du récit comptait-il lors de l’écriture de Trois nuits par semaine ?

Oui c’est à ce moment-là que le film s’est trouvé à l’écriture. Trois Nuits par semaine est né d’abord de la relation entre Baptiste et Cookie mais développait plus la crise de la trentaine de Baptiste, la question de se trouver professionnellement, d’avoir des enfants ou pas.

Alors que j’écrivais, j’ai accompagné un an l’association Aremedia, qui propose des dépistages santé sexuelle hors des hôpitaux, dans la rue. De fil en aiguille, j’ai réalisé que si j’amenais ça aussi dans le film, je pourrais m’appuyer sur un ancrage social beaucoup plus riche. Parler du Paris que je connais : à la fois le Paris nocturne du drag et le Paris que j’ai observé, peuplé de personnes moins favorisées que les personnages principaux.

Raphaëlle Desplechin, qui a collaboré à l’écriture, m’a alors encouragé à écrire un film qui ne soit pas hors-sol. C’est comme ça que les dépistages sont devenus plus centraux. Par ailleurs, comme une fois par an, à l’initiative d’Enza Fragola et Minima Gesté, les artistes drags font la quête dans les rues de Paris pour le Sidaction (le Sidragtion), quelque chose est devenu évident : ces drag queens pourraient aussi travailler dans la prévention, tandis que la copine de Baptiste pourrait être infirmière. C’est comme ça que les deux mondes se sont se reliés.



Il y a une dimension galvanisante dans le film et qui est illustrée par cette scène où les queens, pour faire taire des homophobes, passent la musique de Divine à fond sur une aire d’autoroute. Est-ce que tu peux nous parler de la dimension d’empowerment queer qu’il y a dans ton film ?

Le plus étonnant justement, c’est que dans cette scène, elles ne sont pas en drag ! C’est quelque chose que j’ai pu expérimenter ; comment la pratique du drag infuse notre perception de nous-même jusqu’en dehors de la scène. Le drag est finalement une pratique libératrice, récréative, qui a à voir avec une puissance de super-héroïne. Par exemple, en tant que queen, on se choisit des attributs de la puissance féminine ; chacun se pare de ce qui lui donnera de la force. Puis à force de pratiquer le drag, on se rend compte qu’une fois cette puissance libérée, on parvient aussi à se l’offrir en dehors du personnage.

La scène où elles dansent sur l’aire d’autoroute est une guerre de territoire ; c’est le monde hétérosexuel et viriliste qui dit au monde queer : « Vous prenez trop de place, disparaissez ». Et les queens en civil leur répondent par la fête et la provocation, en faisant encore plus de bruit et en revendiquant le droit d’occuper cet espace public. Comme on le disait tout à l’heure, c’est un combat politique, mais qui se fait dans la joie.

Qu’est-ce que cela signifie pour toi de montrer pour la première fois ton film sur une grande scène internationale comme la Mostra de Venise ?

C’est un des plus beaux rendez-vous qu’on pouvait imaginer pour la première du film, je suis très ému. De savoir qu’il va être vu aussi par des professionnels du cinéma dont le travail compte pour moi. J’espère que le film va les faire rire et les émouvoir. Et qu’ils percevront qu’au-delà d’une déclaration d’amour à l’art du drag, c’est aussi une déclaration d’amour au cinéma. J’ai beaucoup souffert de la fermeture des salles pendant le confinement. C’est pour moi un endroit-ressource, et je suis très touché aujourd’hui à l’idée d’avoir fabriqué un objet qui existe à son tour sur les écrans.

Et puis être à Venise, avec un film d’amour, tout de même c’est joyeux.



Travailles-tu déjà sur un nouveau projet en tant que cinéaste ?

J’ai deux projets en cours. Je compte repasser par le court métrage pour boucler un chapitre de mes films précédents sur le drag. Si je vais au bout de ce projet, on devrait revoir Javel à l’écran, prise comme dans Un homme mon fils dans des problématiques familiales !

Et je développe un deuxième long métrage qui sera centré cette fois sur le monde des soignants. J’aime bien me dire que l’amorce du film suivant se cache toujours dans le précédent. Et en effet, je n’avais pas réalisé qu’en mettant en scène une équipe de médecins dans Trois nuits par semaine, j’étais déjà en train de tisser un autre fil de mon travail.

C’est sans doute pour cette raison que dans le générique, le film leur est aussi dédié. « Aux associations engagées pour la Santé Publique, aux bénévoles et aux soignant.e.s. À celles et ceux qui œuvrent pour la sauvegarde des libertés et du vivre-ensemble ».


Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 22 août 2022.

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