Entretien avec Albert Serra • Pacifiction

Film d’espionnage planant et décalé, Pacifiction est l’un des sommets de l’année. Le long métrage de l’Espagnol Albert Serra sort en salles ce mercredi 9 novembre après un passage remarqué en compétition à Cannes. Nous avons rencontré le cinéaste.


Lorsque nous avions échangé au moment de votre précédent film, Liberté, vous disiez avoir souhaité confronter le film historique à quelque chose de plus trash et contemporain. Après plusieurs films historiques, Pacifiction est justement votre premier film situé dans le monde contemporain. C’est la suite logique de la même démarche ?

Je pense, oui, c’est cohérent. Dans Liberté, le côté contemporain venait surtout de l’atmosphère, du coté mental des personnages. Pacifiction est au contraire complètement ancré dans le contemporain avec sa petite intuition, sa petite observation sur l’humain. Mais le film est fait d’une façon assez bizarre dans le sens où le côté social des problématiques abordées par le scénario est délibérément absent des images du film. Le film parle d’une tension post-coloniale forte, un jeu de pouvoirs cachés, mais cela passe par des artifices extrêmes et presque absurdes, une dimension plastique exagérée et presque maniériste.

En revanche, la performance des acteurs est plus hyperréaliste que jamais, presque sauvage, presque troublante. La façon dont Magimel joue, c’est tellement vrai et spontané que ça devient un peu irréel. Je dirais qu’il arrive à un niveau de performance assez unique dans l’Histoire du cinéma. C’est d’une brillance supérieure à la réalité, tout en reproduisant cette dernière assez fidèlement, et j’en suis le premier étonné.



L’avez-vous dirigé différemment des comédiens avec qui vous avez tourné jusque là ?

J’ai utilisé plusieurs techniques car chaque scène était différente. Par exemple, il y a des scènes où je l’ai dirigé en direct avec une oreillette, et au final on a fait la moitié du film comme ça. Il avait lu le scénario mais il avait quand même beaucoup de questions à me poser et je ne lui répondais pas toujours. Il lui arrivait de commencer à jouer une scène en ne sachant rien de ce qu’il devait faire, qui était le personnage en face de lui, quels étaient les enjeux, qu’est-ce qu’il devait défendre. Je lui demandais alors de poursuivre les scènes sans jamais s’arrêter, et c’est quelqu’un qui a beaucoup d’imagination verbale, capable d’improviser très rapidement et longtemps.

Il commençait à comprendre et construire les situations, à imposer une direction à la conversation. Il comprenait en temps réel sans avoir le temps de réfléchir ou d’anticiper, avant même que les phrases soient finies. C’est pour ça que je pense que par moment, son jeu donne une impression de sidération presque divinatoire. Il est dans une réalité extrême. Un acteur capable de jouer ainsi, cela touche presque au domaine du fantasme. C’est ce qui le rend hypnotisant, il avait à la fois les qualités d’un robot et celle d’un humain.

D’ailleurs c’était presque une découverte pour moi aussi. Quand je fais un film, je ne sais pas exactement comment je vais travailler, je ne sais pas ce que je vais découvrir. Je ne fais jamais d’essais avec les acteurs. C’est au fil des premiers jours de tournage que j’essaie de découvrir la méthodologie qui marche le mieux, l’équilibre idéal entre immersion et d’intuition. J’aime que tous les acteurs soient disponibles chaque jour et décider chaque matin qui je vais faire jouer. C’est quelque chose de très conceptuel comme façon de travailler, mais en même temps c’est d’un arbitraire total donc c’est très ouvert. C’est une forme de violence précise.



Cette ambivalence n’est-elle pas aussi une question d’écriture ? Le protagoniste tel que vous l’avez écrit est déjà délibérément très ambigu, on ne sait jamais s’il est dangereux ou pathétique.

Oui, est-ce une victime ou un bourreau ? Cette question m’amuse beaucoup, mais on pourrait dire ça de tous les politiciens, non ? Si tout le monde devait se présenter sous une logique dramatique, tous les politiciens seraient des hommes honnêtes. Leurs discours sont bien honorables mais ça ne correspond pas toujours à la réalité, derrière les jolies manières il y a souvent de la corruption. Le film parle de ça mais sans passer par une simple description, par de la dramaturgie. Cette idée se trouve directement dans l’image.

A propos de mélange visible directement dans l’image, Pacifiction m’a fait l’effet d’une discussion avec une personne ivre dont on ignore si elle essaie de nous draguer ou pourrait soudain nous casser la figure. Est-ce une formule qui vous convient ?

Ca me va très bien. J’essaie d’avoir plusieurs couches à l’intérieur de chaque personnage mais aussi à l’intérieur du film lui-même. Il y a des moments humoristiques, des moments très sérieux, des moments visionnaires, des moments tendus, des moments politiquement incorrects… cet éventail fait qu’on ne sait jamais dans quel genre de film on se trouve exactement. Tant mieux d’ailleurs, car sinon quel intérêt d’aller au cinéma ? Autant rester à lire le scénario. Quand des gens me disent « je vais au cinéma », j’ai parfois envie de leur répondre « non, tu te rends dans une salle de cinéma mais ce que tu vas faire en réalité c’est juste lire un scénario ».

Beaucoup de films se contentent d’être des illustrations de scénario.

Ce n’est même pas de l’illustration, ça n’en a pas le niveau. C’est juste de la lecture. S’il suffit d’écouter les dialogues pour suivre un film, c’est raté. Mon obsession, c’est d’élargir les frontières de mon propre cinéma, et si jamais je fais des choses vraiment originales ou je trouve des idées un peu inédites, tant mieux. Comme je vous l’avais déjà dit au moment de Liberté, je travaille toujours en réaction à mon travail précédent. J’obéis à des démarches singulières et en même temps c’est toujours cohérent. J’essaie d’aller contre moi-même et contre mes habitudes en ajoutant des éléments inattendus y compris par moi-même. Quand j’y arrive, cela crée quelque chose d’intéressant pour le spectateur. C’est le produit d’une cohérence formelle et d’une violence contre moi-même.



Est-ce à dire qu’il y a des choses qui vous surprennent dans votre propre film ?

Bien sûr ! Il y a des choses que je ne comprends pas moi-même. Pas dans le sens où je ne comprends pas le sens du film, bien sûr, mais certains détails me demandent parfois un effort, un saut de foi. Par exemple, quand le protagoniste cherche le sous-marin avec une torche à la main : c’est une idée stupide si on y réfléchit. Déjà que l’objectif de tous les sous marins nucléaires c’est de rester suffisamment en profondeur pour ne pas être capté par les radars de tous les ennemis, quitte à rester un ou deux ans immergés, comment pourrait-il avoir la chance de le voir rien qu’avec ses yeux ?

Et puis ce sous-marin risquerait de dépenser l’équivalent d’un demi million d’euros en pétrole rien que pour remonter à la surface, tout ça pour ouvrir la porte à des prostituées ? Mais c’est complètement dingue (rires). Dans cette scène, Magimel regarde la mer et il sourit. Là, on est vraiment en face de l’ineffable. Je ne comprends pas comment, dans un contexte de fiction, un acteur peut arriver à exprimer autant avec un sourire. Mystère absolu et profond.

L’une des caractéristiques de votre travail c’est ce qu’on pourrait appeler l’abstraction temporelle : une manière de travailler par l’image-même une perte de repère temporelle. Avez-vous le sentiment d’être allé encore plus loin dans Pacifiction ?

Ah oui ! On a élaboré encore plus sur ce film là. On a utilisé les mêmes techniques mais en les appliquant à un contexte formel plus ambitieux. Pour souligner cette distorsion du point de vue, on a utilisé beaucoup d’ellipses par exemple, mais pas des ellipses purement dramaturgiques : on faisait en sorte que le son et l’image ne correspondent pas toujours, de façon subtile ben sûr.

Par exemple alors qu’une scène se poursuit normalement, soudain le son d’une autre scène remplace ce qui était dit jusqu’ici. A l’inverse, une fois une scène terminée, le son reste le même alors que de nouvelles images arrivent. Cela montre que le point de vue est très instable. L’autre jour un spectateur m’a dit que chaque scène du film semblait appartenir à un point de vue différent. L’idée c’est en effet que chaque scène pourrait être vue en caméra subjective par des espions, qui n’auraient accès qu’à des infos très morcelées.

Le mélange entre sons et musique, qu’on avait déjà travaillé dans Histoire de ma mort, est également plus appuyé, plus sophistiqué. Je dis toujours que Pacifiction n’est pas une description réaliste du monde actuel, c’est une description de la perception du monde. On reste dans la tète du personnage et on partage ses hésitations, ses doutes, ses stimuli, ses contradictions, mais tout ça en temps réel. La mise en scène est à la fois contrôlée et complétement décontrôlée.



Plus encore que dans vos films précédents, c’est aussi une question de direction artistique. Avec son costume blanc improbable et sa voiture blanche anachronique, le protagoniste n’a pas l’air d’appartenir à la réalité.

Exactement, il flotte au dessus de la réalité. Si je le rendais trop pertinent, si on imagine le personnage avec un costume normal, je prenais le risque que la dimension sociale prenne toute la place. Je ne suis pas contre le cinéma social du tout, mais il y a déjà tellement de films qui prennent ce chemin-là. Moi j’ai dit non, je vais faire un film avec certes des tensions post-coloniales mais sans aucun social dans l’image, c’est une décision artistique arbitraire. Ce que le film dit de social c’est qu’au bout d’un moment le monde entier deviendra colonial. Les riches deviennent de plus en plus riches, selon une courbe exponentielle qui ne montre aucun signe de faiblesse, au contraire. La tension qui existait auparavant dans le colonialisme va pénétrer partout dans la société. Il s’agira d’une colonisation virtuelle et sans frontière, comme si on était dans une colonie du siècle passé. Vous verrez.

C’est ce que vous souhaitiez évoqué avec le mot-valise du titre, Pacifiction ?

Je ne sais pas. C’était un titre pour faire comme Vortex ou Climax, ça se sont des très bon titres contemporains, conceptuels. J’avais d’autres titres en tête que j’aimais davantage. Mon préféré c’était Outre-merde, mais le distributeur n’en a pas voulu. C’est beau, non ? Mais bon, même s’il y a une dimension trash contemporaine dans le film, l’ensemble ne ressemble pas assez à du Ulrich Seidl pour mériter ce titre génial. Aussi ingénieux soit-il, je ne sais pas s’il aurait vraiment rendu justice au film. Je ne sais pas si je suis très doué pour les titres.



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de vraiment neuf au cinéma ?

Bi Gan, voilà un talent vraiment original. Ce que Godard a fait en 3D, on ne l’avait jamais vu auparavant non plus. Climax est aussi un film que j’adore, il y a beaucoup de choses intéressantes dedans. Je n’ai pas encore vu De Humani corporis fabrica, mais je suis d’ores et déjà certain que c’est très intéressant. J’ai l’intuition que ce film va correspondre à ce que je cherche, donc vous pouvez l’inclure d’avance dans ma réponse.


Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 16 septembre 2022. Un grand merci à Karine Durance. Crédit portrait : Festival de La Roche-Sur-Yon.

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