Entretien avec Christian Petzold

Grand Prix à la dernière Berlinale, Le Ciel rouge est probablement le film le plus grand public de l’Allemand Christian Petzold. Mais le talent du cinéaste ne s’est pas dilué pour autant dans cette fable brillante et mordante qui varie les tons avec dextérité. A l’occasion de la sortie de son film dans les salles françaises ce 6 septembre, Petzold est notre invité, et nous parle aussi bien de cinéma d’horreur que de Rohmer ou Barbie.


Je souhaite débuter par le choix de la chanson In My Mind du groupe The Wallners, que l’on entend à plusieurs reprises dans le film. Qu’est-ce qui vous a amené à ce choix mélancolique et apaisant à la fois?

C’est la première fois que quelqu’un me pose une question sur cette chanson, merci (il lève les deux pouces en l’air, ndlr). A la base, en écrivant les premières versions du scénario à l’automne 2020, j’avais une autre chanson en tête, il s’agissait de A Whiter Shade of Pale de Procol Harum. Elle faisait pleinement partie du scénario. Pourtant j’avais déjà un pressentiment : je craignais que cette chanson donne l’impression que tout dans le film était un peu rétro. J’écrivais l’histoire de personnages âgés de 25 ans et je leur proposais une musique qui datait du temps de leur grand-père et de leur grand-mère. Je me suis demandé si ça voulait dire que j’étais moi-même déjà en train de devenir un petit vieux avec de la bave au coin des lèvres, condamné à regarder ces jeunes avec un regard vide. J’avais l’impression que prendre cette chanson des années 60 serait comme dire aux jeunes que nous, les gens de cette génération, avons eu des étés bien meilleurs qu’eux, et qu’ils ne font que vivre dans nos restes, nos ruines.

Puis, un jour, je faisais un voyage en voiture et à la radio j’ai entendu ce groupe autrichien, The Wallners, qui présentait leur morceau In My Mind. Comme j’étais rempli de doute sur mon scenario, sur moi-même, sur mon point de vue, cette chanson reflétait parfaitement mon état d’esprit. Ma fille est une véritable experte en musique, à l’époque elle avait 25 ans et maintenant 27. Elle connait absolument tout et elle passe tous ses weekends au Berghain. Je lui ai donné à lire le scénario en écoutant le morceau et ouf, elle a levé les pouces.



Les paroles de la chanson, où le titre est presque répété en boucle, ne traduisent-elles pas aussi l’état d’esprit du protagoniste, qui a justement beaucoup de mal à interagir avec son entourage dès que tout ne tourne plus autour de lui ?

Les artistes masculins avec leurs troubles narcissiques et la peur que cela engendre chez eux, c’est un type de personnage qui ne va jamais mourir et qui va continuer à exister, c’est indéracinable. Je peux d’ailleurs vous dire que j’ai mis beaucoup de choses de moi-même dans ce personnage.

Pour moi, tous vos films sont des films de fantômes, que ce soit au sens propre comme dans Yella ou au figuré comme dans vos récits historiques, car vos personnages sont toujours condamnés à voir le monde continuer à tourner sans eux. Peut-on dire que le protagoniste du Ciel rouge est également un fantôme à sa manière?

Les artistes qui écrivent et archivent sont vraiment des pauvres diables, voilà ce que je pense. Tandis que la plupart des gens vivent, eux ne peuvent pas participer à la vie parce qu’ils doivent la décrire, la retenir. En ce sens, cela veut dire que ce protagoniste est effectivement lui-aussi un fantôme car il ne se matérialise pas dans la vie réelle. Il parcourt le monde, il prend des notes mais ne participe pas. Quand le monde lui tend la main et lui dit « viens », ça lui fait peur. Les fantômes ont une peur bleue de perdre le contrôle.



Lors de la conférence de presse à la Berlinale, vous parliez du concept de film d’été, expliquant d’une part en quoi ce sous-genre était différent en France ou aux États-Unis, mais aussi qu’il était bizarrement absent du cinéma allemand. Pourriez-vous revenir sur ces définitions ?

En faisant ce film, je me demandais en effet où était le film d’été dans le cinéma allemand, et il a fallu que j’établisse une théorie à ce sujet pour enfin arriver à dormir la nuit. Dans le cinéma américain, le film d’été est lié au genre horrifique : des jeunes gens partent en voyage dans un coin inconnu et tombent sur une cabane dans laquelle vit quelqu’un qui n’a pas su gérer ses problèmes de puberté et qui, à l’âge adulte, va se saisir d’une tronçonneuse par exemple. En France c’est très différent. Vous êtes un état centralisé, contrairement au système fédéral allemand, cela veut dire qu’il y a donc deux mois d’été où le pays entier s’arrête et tout le monde part en vacances en même temps. C’est tellement important qu’il existe des centaines de films français se déroulant sur la côte Atlantique, en Méditerranée, dans les Pays de la Loire ou sur des terrains de campings et à chaque fois des jeunes y apprennent pour la première fois ce qu’est la vie, ce que sont les douleurs de la vie.

Ces films d’été, c’est quelque chose vital dans la culture française, et je me suis demandé pourquoi ce n’était pas le cas chez nous en Allemagne. Où le film d’été allemand avait-il disparu ? Pourquoi est-ce que dans les rares films d’été allemands, on voit toujours, toujours les parents, par exemple ? C’est fou. A une époque, ce type de films a bel et bien existé chez nous, comme par exemple Les Hommes le dimanche, un film de Robert Siodmak et Edgar George Ulmer de 1939. C’est un film où tout le monde est jeune et découvre l’été, les corps, la liberté, avec une sorte d’enthousiasme comme s’il s’agissait des prémices d’une sorte de Nouvelle Vague. Puis le fascisme et le national-socialisme sont arrivés. Les gens ont dû quitter l’Allemagne, sous peine de finir tués comme tant d’autres, et le chemin du retour n’a plus jamais été retrouvé. Il nous a fallu beaucoup de temps ne serait-ce que pour nous souvenir collectivement de ce que nous avions connu et que nous avions perdu.



Peut on interpréter Le Ciel rouge, avec son histoire d’éducation sentimentale où l’innocence est brutalement violentée, comme un point de rencontre entre ces deux genres ?

Oui c’est une bonne idée. Sans les feux de forêt, ce serait juste un film sur une histoire d’amour ratée entre un idiot incapable de voir l’amour qu’il a sous les yeux et une jeune femme épuisée par l’imbécillité de ce garçon en face d’elle. C’est vrai qu’on peut aussi regarder le film comme un film d’horreur américain, notamment dans cette scène où les personnages sont réfugiés sur le toit, terrifiés, et ne peuvent rien faire d’autre que voir l’horreur arriver. Donc je crois que vous avez raison.

Le trouble provient également des bruits qui entourent la maison et les personnages. Vous qui filmez souvent des décors urbains, qu’est-ce que tourner en été et en extérieur a changé dans votre manière de travailler le son ?

A l’époque où j’écrivais le scénario, on voyait toutes ces images des feux de forêts en Australie. J’ai été marqué par une scène captée par une caméra de surveillance où l’on voyait un koala en feu sortir de la forêt, courir dix mètres et s’effondrer mort. J’ai voulu retranscrire la violence de cette image en tournant la scène du marcassin. Quelques semaine avant le tournage, nous sommes allés faire des repérages dans une foret qui avait brûlé trois ans auparavant. C’est là que nous avons tourné les images avec les voitures brûlées ou les animaux morts. Le plus frappant des ces espaces-là c’est qu’il n’y avait aucun bruit. Là où il y a eu le feu, il n’y a plus aucun bruit. Il n’y a plus de feuilles dans lesquelles pourrait jouer le vent, plus d’animaux, plus d’insectes. Il n’y a vraiment plus rien, c’est le silence total. Dans le plan où je montre des corps calcinés recouverts d’une bâche, le bruit que le vent faisait sur cette matière-là était d’ailleurs presque douloureux à entendre. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que, puisque le film n’avait pas de bande originale, on allait devoir enregistrer absolument tous les bruits de la vie autour de nous, il fallait d’abord qu’on puisse les entendre dans le film pour qu’ils nous manquent mieux quand ils ne sont plus là. C’est une très belle réponse, et tout à fait inédite (rires).



Je crois savoir que la dernière fois que vous étiez à Paris pour la promotion d’Ondine, vous étiez reparti avec le coffret de l’intégrale des films d’Eric Rohmer. Parmi les nombreux films d’été qu’il a réalisés, y en a-t-il auquel vous auriez particulièrement pensé pour Le Ciel rouge ?

Celui auquel j’ai le plus pensé pour ce film-là c’est Conte d’été, du cycle des Quatre Saisons. Je pourrais regarder des centaines de fois ce jeune idiot qui se retrouve face à trois jeunes femmes pleines de vie et qui ne trouve rien de mieux à faire n’a rien d’autre à faire que d’essayer d’attirer la pitié sur lui en leur jouant sa chanson un peu pathétique à la guitare. Il y a quelques semaines, avec ma femme et ma fille j’ai été voir le film Barbie et il y a une scène dans laquelle Ken chante de façon interminable sa chanson minable pleine de jérémiades, alors même que le patriarcat vient d’arriver au pouvoir. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Rohmer et à Conte d’été à ce moment-là.



Entretien réalisé à Paris par Gregory Coutaut le 24 août 2023. Merci à Pauline Vilbert. Crédit portrait : Jens Koch.

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