Entretien avec Bertrand Bonello

Libre adaptation de Henry James, La Bête passe du film en costumes à la science-fiction et l’horreur avec une ambition et une maestria qui laissent pantois. Bertrand Bonello, dont la filmographie possède déjà plusieurs sommets, signe là son meilleur film, et l’une des œuvres les plus fascinantes et inclassables de l’année. Attention d’ailleurs, car cet entretien aborde plusieurs éléments surprises du long métrage, en salles dès ce mercredi 7 février.


L’une des forces de La Bête réside dans sa manière de combiner différents registres de cinéma, et parmi ces différents genres que vous abordez ici, je voulais commencer par le cinéma d’horreur. Est-ce que cela vous convient si on considère La Bête comme un film d’horreur ?

Oui, tout à fait. Je trouve que la peur et l’amour sont deux sentiments qui vont très bien ensemble, et c’est cela que j’ai voulu explorer. Pour aller vite, j’ai voulu infuser l’horreur au sein d’un film romanesque et presque mélodramatique. Et puis l’horreur, c’est le premier cinéma que j’ai aimé. Ici j’ai souhaité travailler une atmosphère lourde qui s’étire plutôt que des effets comme des portes qui claquent ou un chat qui sursaute, parce que les films d’horreur que je préfère sont justement ceux qui privilégient l’atmosphère au jump scare. J’ai pensé à tous ces films de la fin des années 70 et du début des années 80 : ceux de Carpenter, Cronenbeg, Romero et même Fulci.

Je les aime beaucoup d’une part parce que je les ai découverts étant gamin, mais aussi parce qu’en les revoyant en tant qu’adulte, je me suis rendu compte que ce n’était pas que des films de divertissement, c’était des films de grands cinéastes, hyper bien mis en scène et qui avaient un sujet. Les cinéastes mettaient en scène leur propre peur du monde à travers un cinéma de la peur. Cela pouvait être une peur intime, celle du Vietnam ou tout autre chose. Tous ces cinéastes avaient un premier degré par rapport à leurs films, qui s’est un peu perdu par la suite quand le divertissement a pris le pas, mais on sent depuis sept-huit ans qu’il y a une nouvelle vague qui revient, à travers des cinéastes, comme Jordan Peele par exemple, qui se réemparent du genre pour parler du monde et pour parler d’eux-mêmes.



Lors de la première française du film au Festival de La Roche-sur-Yon, vous avez cité comme référence pour la partie située en 2014 le film d’horreur américain Terreur sur la ligne, réalisé par Fred Walton en 1979. Qu’est-ce qui vous a inspiré dedans ?

Oh j’ai vu ça quand j’étais vraiment hyper jeune, en VHS. J’aime comment, en partant d’un cliché ou d’un classique de cinéma, le film devient complètement humain. Il y a un truc sur la solitude dans ce film, c’est vraiment incroyable. L’histoire est en deux parties : une partie un peu slasher avec une baby-sitter et un téléphone qui sonne, puis une partie où on est en empathie avec le tueur. On est avec lui, dans sa détresse, sa solitude, c’est quelque chose de très rare.

La solitude, c’est un thème qui a également beaucoup d’importance dans La Bête, non ?

Enormément. Il y a la solitude de Léa, quelles que soient les époques qu’elle traverse, mais il y a aussi la solitude de George MacKay dans la partie située en 2014, que l’on retrouve à travers ces vidéos d’incel. Sous un discours féminicide, ces vidéos-là ne parlent que de solitude et c’est ça qu’elle perçoit chez lui. Il a beau dire « Les filles ne veulent pas de moi, donc je les déteste, donc je vais les tuer », elle arrive à comprendre qu’il a peur d’aimer et que c’est la seule manière qu’il possède pour traduire sa propre peur.



Vous êtes-vous directement inspiré de véritables vidéos de tueurs ?

Oui, en 2014 je suis tombé sur une vidéo d’Elliot Rodger et la vidéo que fait George dans le film en est un copié-collé. La principale différence c’est qu’Elliot a d’abord tué des femmes, puis a posté sa vidéo avant de se suicider. Quand j’ai vu ça il y a dix ans, j’ai vraiment été fasciné. Pas fasciné par le fait de tuer mais par le texte de la vidéo et la manière dont il le disait. J’avais pris des notes à ce sujet dans un carnet et quand j’ai décidé que la partie 2014 se déroulerait à Los Angeles, j’y suis revenu. J’ai directement montré cette vidéo à George car le texte qu’on y entend pourrait être joué au premier degré, en soulignant sa folie, or c’était exactement l’opposé que je voulais. Il y avait un calme stupéfiant chez Elliot Rodger que je voulais retrouver. La partie 1910 se termine avec Gabrielle qui se refuse à Louis, et la partie 2014 s’ouvre avec Louis qui dit « aucune femme ne veut de moi », comme s’il y avait des traces inconscientes du passé, cela crée un lien souterrain dans la narration.

Il y a un détail du film qui accentue à mes yeux sa dimension horrifique, c’est la présence au casting de Dasha Nekrasova, actrice biélorusso-américaine ayant récemment réalisé The Scary of Sixty-First, un excellent film d’horreur basé sur l’affaire Epstein…

J’ai pris un verre avec elle justement hier soir. Son film est vachement bien, hein ?

Le fait qu’elle ait réalisé un film de genre a-t-il justement joué dans sa présence sur ce projet ?

Non. Je connais Dasha depuis plusieurs années et je trouve que c’est une super actrice, j’adore son jeu. J’avais un petit rôle dans le scénario et je n’avais pas envie de rentrer dans un long processus de casting avec des milliers de jeunes actrices américaines. Je lui ai donc proposé le rôle directement.



La scène de l’inondation, qui est à la fois très puissante visuellement et un peu en dehors du récit, évoque quant à elle le film catastrophe. Que vouliez-vous évoquer avec cette séquence?

L’idée était qu’à chaque époque, je voulais mélanger une catastrophe intime et une catastrophe collective. Pour 1910 j’ai donc choisi la crue de Paris. Dans cette scène-là, qui avant même l’inondation commence par un incendie, Gabrielle est sur le point de céder mais se refuse, et en se refusant elle précipite la mort. En 2014 c’est Louis qui est sur le point de céder et qui précipite la mort en se refusant.

Parmi les autres genres traversés par La Bête il y a également la dystopie. Pouvez -vous nous parler des choix esthétiques que vous avez faits pour mettre en image le futur loin des archétypes de la science-fiction ?

Ce fut l’aspect le plus difficile de tout le projet. D’abord parce qu’inventer le futur ce n’est pas simple, ensuite parce que la science-fiction ce n’est pas ma culture. Je voulais sortir des deux archétypes qu’on voit partout : d’un côté l’ultra-technologie, de l’autre le post-apocalyptique. J’ai donc commencé par choisir un futur très proche, situé dans vingt ans. Or, quand je vois comment le monde change depuis l’année dernière, je me dis d’ailleurs que j’ai vu trop loin, j’aurais dû dire que cela se déroulait en 2027.

On sait bien que d’ici vingt ans, la plupart des immeubles seront encore debout, donc j’ai décidé de me baser d’abord sur le monde tel qu’il est aujourd’hui, puis de soustraire : enlever les voitures dans les rues, enlever les écrans, les publicités, les réseaux sociaux… Je voulais travailler autour du vide, notamment grâce au travail sur le son. Je tenais aussi à ce que les changements soient davantage comportementaux que visuels. Le principe c’est que l’intelligence artificielle a pris le pouvoir et a réparé tout ce que les humains n’ont pas été capables de régler. Certes il n’y a donc plus de catastrophes mais alors quelle solitude, quelle tristesse, quelle froideur.



Pouvez-vous nous en dire justement davantage sur le travail autour du son ?

On a tout refait. Pour que le son soit le plus artificiel possible et débarrassé de toute nuisance extérieure, comme si on était dans une bulle. Je voulais que le vide ne soit pas forcément un effet visible mais se ressente plutôt comme un sentiment abstrait.

En parlant d’abstraction, toujours à La Roche-sur-Yon vous avez décrit le film en utilisant la formule suivante : « des sentiments directs dans un film complexe ». Qu’entendiez-vous par là ?

En apparence, le film peut avoir une forme de complexité. Or, à l’intérieur de chaque scène prise indépendamment, je n’avais jamais abordé de manière aussi frontale des sentiments tels que l’amour et la peur. A l’intérieur d’un récit qui est un voyage, La Bête est plus impudique, mais aussi plus direct dans son rapport aux sentiments, que mes autres films.

Est-ce que ce côté plus impudique, comme vous dites, a changé quelque chose dans votre travail avec les acteurs?

Oui. J’ai, davantage que sur mes autres films, poussé mes acteurs vers un côté premier degré. Je voulais qu’ils assument le côté premier degré de leurs scènes, quitte à prendre le risque de flirter parfois avec le ridicule. S’il n’y a pas ce risque du ridicule, on est privé d’émotion. Je ne voulais pas qu’ils soient au dessus de l’émotion, du personnage, de la scène, je voulais une sincérité totale tout le temps. Léa gère ça extrêmement bien : on ressent sa solitude et en même temps, son désir de sentiment fait que même en 2044 elle reste plus forte que la machine.



La solitude de son personnage fait qu’il y a beaucoup de silence dans son interprétation.

Léa, c’est un grand mystère. Ce mystère-là, c’est ce qu’on appelle la cinégénie et je n’emploie pas ce mot uniquement pour dire qu’elle est jolie à filmer, c’est bien plus large que ça. Elle a un truc intemporel, qui traverse le temps et qui fait que je crois à elle dans chacune des époques du film. Et puis, même si elle donne beaucoup, il y a toujours un moment où on n’arrive pas à l’atteindre. La caméra ne peut pas l’atteindre, elle est plus forte que la caméra.

Vous ouvrez le film avec une scène où elle est justement seule face à la caméra et sans décor, et le résultat est d’une telle perte de repères que cela en devient angoissant. Qu’est-ce qui a motivé cette ouverture inattendue ?

C’est la toute première scène que j’ai écrite. Je savais que le film se déroulerait à trois époques différentes et je me demandais par où bien débuter. Je pense que tous les spectateurs du monde, moi y compris, associent le fond vert à la virtualité. On sait tous que c’est une invitation à rajouter des effets spéciaux par la suite. En ouvrant avec un fond vert dénudé, je voulais ouvrir la porte à la virtualité. Et puis ça veut dire aussi que pendant quatre minutes, mon actrice va être perdue dans ce fond vert et que le regard du spectateur va être perdu aussi puisqu’il n’y a aucun angle ou mur visible, on est en plein océan. Elle joue avec rien et c’est vrai que cela crée un vertige. Ce vertige était pour moi la meilleure manière de rentrer dans le film. Quand, juste après, on arrive dans la longue scène de bal en 1910, on y débarque chargé de quelque chose. C’était une manière de dire que mon sujet c’est elle, mon sujet c’est Gabrielle, mon sujet c’est Léa Seydoux.

La conclusion du film, tout aussi inattendue avec ce générique de fin en QR code qui nous renvoie à notre propre solitude, est née du même désir de vertige ?

C’est une idée qui m’est venue au montage. En voyant la toute dernière scène du film avec le hurlement de Léa face à la robotisation de George, j’ai eu envie de ce générique qui insiste sur l’idée de déshumanisation et de froideur. Cela rend Léa encore plus seule dans son humanité et son désir de sentiments.



C’est justement en scannant ce QR code et en lisant le générique sur mon téléphone que j’y ai découvert la double présence de Xavier Dolan, à la fois comme producteur et comme doubleur pour l’intelligence artificielle. Comment s’est-il retrouvé sur ce projet ?

Je connais bien Xavier et sa coproductrice Nancy Grant. On cherchait une coproduction parce qu’on n’y arrivait pas avec uniquement des financements franco-français, et ils avaient très envie qu’on fasse quelque chose ensemble. J’avais déjà prévu d’avoir une chef-opératrice québécoise, j’avais déjà de l’argent à dépenser au Québec donc on est tout simplement rentré en coproduction ensemble. C’est né d’un désir de travailler ensemble.

Et qu’est-ce qui vous a amené à caster l’acteur britannique George MacKay face à Léa Sedoux ?

Cela vient du drame, puisqu’à l’origine c’est Gaspard Ulliel qui devait jouer ce rôle. Quand Gaspard est mort, j’ai refusé de le remplacer par un acteur français afin d’éviter les comparaisons. Cela n’aurait tout simplement pas été possible. J’ai donc fait un casting classique, anglophone. J’ai rencontré des Américains, des Anglais, des Canadiens, George est le dernier que j’ai rencontré et ça été immédiat. J’ai été faire des essais à Londres avec lui et il avait une telle précision, une telle compréhension intime des scènes, une justesse dingue alors qu’on en était juste aux essais.

Je n’ai aucune idée d’où cela vient, chez lui. Il ne m’en a pas parlé mais je pense qu’à plein d’endroits le film résonne très fort en lui, tout semblait lui être évident. Je l’ai ramené à Paris pour le voir à côté de Léa, ne serait-ce que physiquement, et tout de suite le couple s’est mis à exister très fort. C’est une question d’alchimie, presque de gémellité. Parfois, quand on regarde des scènes avec de très bons acteurs, même si on est admiratif, on voit le truc, on voit la béquille. Chez lui, je ne vois pas ça du tout, c’est fou.

Et il ne parlait pas un mot de français avant d’intégrer le projet, c’est bien cela ?

Pas un mot, en effet, et il ne voulait pas se contenter de jouer en phonétique, il voulait jouer tout court. Il a travaillé pendant deux ou trois mois avec des coachs et des cassettes audio. Il est très fort, il est fou.

Je voudrais revenir sur ce que vous disiez à l’instant, « mon sujet c’est Léa Seydoux ». Cet aspect presque méta m’évoque le travail de David Lynch dans Inland Empire, qui peut se voir autant comme un film sur Laura Dern que sur le personnage qu’elle y interprète. Est-ce une comparaison qui fait sens pour vous ?

J’entends parfois des comparatifs entre La Bête et Lynch mais sans que les gens arrivent très bien à expliquer pourquoi, et je ne suis pas certain de bien comprendre. En revanche, l’obsession qu’il a eu avec Laura Dern dans Inland Empire est sans doute la même que celle que j’ai eue avec Léa Seydoux. Je pense qu’il y a effectivement le même désir à la base, à la fois que l’objet du désir soit simultanément le personnage et l’actrice, et que ce sujet nous fasse rentrer dans des sortes de méandres. Même si dans mon cas, La Bête est surécrit, ou en tout cas très préparé, alors que Lynch improvisait. Dans ce cas précis, je comprends la comparaison avec Lynch et je l’assume, même si ce n’est pas volontaire. Je vois tout à fait le rapprochement possible, alors que quand on compare La Bête à Mulholland Drive, je suis un peu perdu.

C’est peut-être un désir inconscient de créer des ponts cinéphiles qui nait de cette mystérieuse villa en verre, qui sert de décor à la partir située en 2014 et qui évoque quelque chose de typiquement californien?

Oui, mais cette villa peut tout aussi bien évoquer celle de Scream. Cette villa avec ses baies vitrées, c’est un peu un classique du cinéma d’horreur. On y est vu de tous les côtés, ça permet beaucoup d’effets de mise en scène.

Puisque vous évoquez la scène d’introduction de Scream, une dernière question sur un détail : la coiffure de Léa Seydoux dans cette partie 2014 est-elle justement un clin d’œil à celle de Drew Barrymore ?

Ouh là, non pas du tout. Ce sont les cheveux de Léa, tout simplement. La partie 2014 est la seule où elle ne porte pas pas de perruque.

C’est juste moi qui crée mes propres ponts cinéphiles, alors (rires).



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 25 janvier 2024. Merci à Pablo Garcia-Fons et Tony Arnoux.

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