Critique : La Bête

Dans un futur proche où règne l’intelligence artificielle, les émotions humaines sont devenues une menace. Pour s’en débarrasser, Gabrielle doit purifier son ADN en replongeant dans ses vies antérieures. Elle y retrouve Louis, son grand amour. Mais une peur l’envahit, le pressentiment qu’une catastrophe se prépare.

La Bête
France, 2023
De Bertrand Bonello

Durée : 2h26

Sortie : 07/02/2024

Note :

LOVE STREAMS

Quelle est cette « bête fauve tapie dans la jungle », celle au cœur de la nouvelle d’Henry James qui a inspiré coup sur coup deux cinéastes ces derniers mois : Patric Chiha avec son plus minimaliste La Bête dans la jungle et Bertrand Bonello (lire notre entretien) avec ce vertigineux La Bête ? On ne voit d’abord guère ce qui est tapi comme une menace autour de Léa Seydoux dans la première scène de ce long métrage, puisque l’actrice est entourée d’un fond vert impassible et muet. Puis, en un saisissant décrochage, viennent des scènes en costumes, en 1910. On mentionne, dans La Bête, des « curieux contrastes » et ce basculement installe effectivement une curieuse tension. Ces moments costumés semblent se dérouler sur un terrain entre le terre-à-terre et le cérébral. Ces scènes se suffisent-elles à elles-mêmes, ou sont-elles les pièces d’un plus grand puzzle méta ? Quelle sera la pièce finale, et aura t-on jamais une vue d’ensemble ?

C’est le jeu étrange, fascinant et inclassable auquel le cinéaste français nous invite. Le fil narratif de La Bête n’est pas si évident mais la démarche de Bonello est généreuse et invitante. Il faut savoir se perdre dans ce labyrinthe, et y prendre un grand plaisir, tout en distinguant ici ou là des lumières qui nous guident : le réalisateur parle d’ailleurs « d’émotions directes dans un film complexe ». Voilà qui est illustré lors d’une scène au début du long métrage, où la pianiste Gabrielle (Seydoux) avoue ne pas tout comprendre à la partition de Schönberg qu’elle doit jouer. « Ce n’est pas grave », lui dit-on, « c’est vrai », conclue t-elle.

La Bête parle d’un amour fou, d’un amour qui voyage et d’une peur qui pétrifie. « Les protagonistes s’abandonneront-ils enfin à l’amour ? » pourrait être l’argument de bien des mélodrames. Mais il est difficile de réduire La Bête à un genre, à une lecture. C’est un chaos sublime (et « il y a sûrement de belles choses dans le chaos » entend-on durant le film), avec différents tons, différents genres, différents formats d’images, différents temps. Quelle porte allons-nous ouvrir, y-a-t-il seulement une issue ? Le déroulé imprévisible de La Bête est une grande joie et fait ressentir l’ivresse d’un saut dans le vide comme on n’en a peut-être plus connu dans le cinéma français depuis Holy Motors de Carax (qui a désiré lui aussi, sans succès, adapter le texte de James).

Le long métrage évoque également un autre cinéaste, mais pas pour les raisons les plus évidentes. David Lynch est souvent cité dès lors qu’il est question de mystérieux dédales narratifs. Si La Bête rappelle Lynch, c’est pour un film en particulier, à savoir Inland Empire. Comme Inland Empire, La Bête est un suspens alambiqué qui peut être suivi et ressenti comme tel. Mais tous les deux sont des films sur leurs actrices, et sur la fascination qu’elles exercent sur leurs cinéastes : Laura Dern, l’une des actrices fétiches de Lynch et Léa Seydoux, qui joue pour la troisième fois chez Bonello. Il faut voir Seydoux captivante dans chacune de ses scènes ; il faut voir comment, dans une séquence incroyable, son visage neutre peut faire basculer le film dans le fantastique.

La Bête est effectivement un film de genre, et de genres au pluriel. Cela peut-être de la science-fiction comme le suggère l’argument du film, mais cela vient aussi de la mise en scène de Bonello : un plan en plongée sur le parvis de la BNF suffit à inscrire La Bête dans un climat de SF. C’est un film de fantômes, dont les silhouettes réapparaissent dans un Paris d’antan, et où l’influence de Shining paraît forte. Il y a des citations (comme ce barman échappé de l’Overlook) mais il y a surtout une manière chez Kubrick comme chez Bonello d’installer un sentiment de menace permanente qui viendrait du moindre détail.

C’est aussi un film d’horreur, dans son expression la plus populaire. L’ensorcelant segment à Los Angeles emprunte au slasher, le minois et la coupe de Léa Seydoux semblent être une recréation de Drew Barrymore dans Scream, et le cinéaste cite l’excellent thriller horrifique Terreur sur la ligne de Fred Walton comme l’une de ses références. La façon remarquable dont le cinéaste génère la peur par la mise en scène rappelle Nocturama, où l’on peut aller de la transparence réaliste à l’épaisse tension de slasher. Quelle est, dans un inépuisable manège d’émotions, cette « bête fauve tapie dans la jungle » et qui poursuit Gabrielle ? Est-ce un fantôme, une poupée grotesque, un incel à la porte, un amour perdu ? Ce collage sentimental démesuré possède un rare pouvoir de ravissement ; c’est un pari fou rempli de risques mais, comme il est prononcé dans La Bête :  » un risque c’est beau, c’est fort, c’est vivant ».

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par Nicolas Bardot

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