Entretien avec Baloji

Primé lors du dernier Festival de Cannes, Augure est un flamboyant long métrage qui mêle les genres en un numéro d’équilibrisme aussi beau qu’imprévisible. Choisi pour représenter la Belgique lors des prochains Oscars, ce film stylé, coloré et séduisant fait preuve d’une générosité aussi réjouissante que prometteuse. Le cinéaste touche-à-tout Baloji est notre invité à l’occasion de la sortie du long métrage ce mercredi 29 novembre.


Quatre ans avant Augure, tu avais réalisé le court métrage musical Zombies, qui avait beaucoup tourné en Festival, y compris en France.

Oui, la présentation de Zombies au Festival de Clermont-Ferrand lui a notamment donné une grande légitimité : c’est à partir de là qu’on a commencé à arrêter de considérer ce film comme un clip, et de considérer que mon travail sur l’image n’était qu’un hobby. A chaque fois que j’ai voulu financer des projets de cinéma, j’ai beaucoup galéré. A chaque fois que j’arrivais devant les commissions, surtout les commissions belges dans notre équivalent du CNC, on me disait « Tu vas juste faire un long clip d’1h30, qu’est-ce que tu connais au cinéma ? ». C’est vrai que je n’ai pas fait d’école de cinéma, je n’ai pas passé plusieurs années à être assistant réalisateur, c’est toujours un peu compliqué de convaincre.


Zombies

Le succès de Zombies a-t-il ouvert des portes pour ton passage au long métrage, ou bien cela a-t-il au contraire accentué les a priori auxquels tu faisais face ?

D’une certaine manière ça a ouvert des portes, et en même temps ça n’a pas vraiment changé les choses puisque quand je suis venu leur présenter Augure ils ont quand même dit non. En revanche, la seconde fois où je suis venu leur présenter le projet, je les ai suppliés d’arrêter de me prendre pour un con. Zombies est un film autofinancé, à l’inverse de la moitié des courts que leurs proposent d’autres réalisateurs et qui sont faits avec l’argent de l’état. J’ai fait quatre films avec mon argent, que j’ai investi moi-même. Ils me faisaient me sentir un peu comme si j’étais une chanteuse qui décidait soudain de faire un film. Il y avait quelque chose de presque louche, ils refusaient d’y croire. Ca été un parcours de douze ans pour parvenir à financer Augure.

Qu’est-ce qui a présidé au choix de ce titre, Augure ?

C’est un mot que j’aime bien, premièrement, et qui a pour particularité de n’être jamais isolé dans la langue française, il est toujours accompagné de l’adjectif bon ou mauvais. Puis j’adore la notion d’oracle, dont la position se rapproche de celle du sorcier, du guérisseur. Avoir un présage, une prémonition, un sentiment de déjà vu, c’est quelque chose que chacun possède. Augure, cela fait aussi écho aux oiseaux, qui sont omniprésents dans le film. Les épouvantails aussi sont très présents dans le film, pour une raison similaire.



L’ambivalence du mot augure fait écho à celle de la sorcellerie dans le film : selon les personnages, la sorcellerie est vécue comme un don ou une malédiction. Parler de ce sujet de façon inattendue, cela était au cœur du projet ?

Oui. Pour être honnête, je voulais parler de sorcellerie d’une manière qui existe dans un prisme européen. J’ai passé toute une partie de mon adolescence dans une ville en Belgique, à Liège, où chaque 15 août on vénère la vierge noire, la sorcière, la Macrale. Je voulais donner une place au mysticisme et à l’animisme et ce, peu importe nos croyances. C’est pour cela que je fais référence à Hansel et Gretel par exemple, ou qu’au début du film on parle de brûler un cierge. Que l’on soit chrétien, musulman ou autre, on a tous un rapport avec la question des forces mystérieuses. Je ne voulais pas que le film soit une sorte de voyage d’exploration à la « Tintin chez les sauvages », et c’est dans ce but que j’y ai intégré des éléments obéissants à des codes européens.

Est-ce que le choix de changer de protagoniste à plusieurs reprises dans le film allait également dans ce sens-là ?

Totalement, je crois que si j’avais uniquement raconté l’histoire de Koffi, je me serais retrouvé à faire un énième film nostalgique qui « romantise » la figure du privilégié, du retour au pays du fils mal-aimé. On a déjà des centaines d’exemples de cela dans la littérature et je trouve qu’il y a quelque chose de mensonger là-dedans. Certes Koffi souffre de cette assignation-là, mais il n’en souffre que lorsqu’il est en RDC, parce qu’il possède quelque chose que les autres n’ont pas : un passeport, une femme qui l’aime, une famille. Ce n’est pas le cas de Paco, l’enfant des rues, qui est le miroir de Koffi. C’est encore moins le cas de sa mère, qui n’a même pas conscience qu’elle a le droit de se mettre en opposition face aux codes misogynes auxquels elle est confrontée au quotidien.



Augure possède d’ailleurs une forte dimension féministe…

(Il interrompt) Merci! Il y a tellement de gens qui passent à côté de cette dimension. J’en suis très étonné. C’est surtout le cas en France d’ailleurs. Ici, plus encore qu’ailleurs, les gens veulent avant tout l’histoire de Koffi et trouvent donc que le reste du film les prive du récit qui les intéresse. C’est une difficulté (rires).

On pourrait pourtant dire que le film est justement bâti autour du plaisir d’être surpris.

Laisse-moi te dire qu’on galère, spécifiquement à cause du changement de protagoniste. Je raconte une histoire dans lequel il y a un personnage européen auquel on peut s’identifier plus facilement, ce que l’on cherche tous d’ailleurs, mais après 17 minutes je passe à autre chose… les gens me disent qu’ils n’ont pas signé pour ça.

Et cette réaction-là est encore plus remarquable en France ?

Oui, les gens sont comme déçus. Alors que je n’ai pas inventé le film choral (rires).

Sans doute y a-t-il derrière cela une attitude un peu paternaliste, celle d’attendre avant tout un certain type de récit en provenance du continent africain, une sorte de carte postale.

Sans doute.



Pour revenir à la dimension féministe du film, la sorcière en est justement une figure symbolique très riche et qui demeure très présente dans l’imaginaire contemporain. Cela faisait partie des pistes qui t’on motivé ?

Oui, c’est un sujet sur lequel j’ai beaucoup travaillé et beaucoup lu. Je suis très intéressé par cette figure de la femme par qui le mauvais sort arrive. La sorcière serait par définition une femme frustrée, pas accomplie, en gros qui n’a pas d’enfant… cette représentation est devenue presque liturgique dans la littérature, dans les créations de Disney, dans un grand nombre des films américains ou français que l’on regarde depuis très longtemps, c’est effrayant. Effrayant.

Je suis également fasciné par la question du male gaze et du female gaze au cinéma. J’ai donc essayé de jouer avec le Test de Bechdel en l’inversant, en filmant des personnages masculins discutant d’un personnage féminin avant qu’on ne voie ce dernier à l’écran. Je voulais inverser tous les codes qu’on nous enseigne depuis toujours. Plus de la moitié des films qu’on regarde, y compris de cinéastes dont on admire le travail, ne passent pas ce test ! Ce test est d’une puissance…

Cela nous oblige, en tant qu’hommes, à descendre de notre piédestal, de notre position de privilégiés, parce que le cinéma est souvent construit sur un regard masculin. Or je pense justement que ce genre de discours, de remises en question, doivent venir d’hommes. De la même manière que la question du racisme est un problème d’homme blanc, la question du féminisme doit être portée par les hommes, sinon on n’avance pas. Les plus grands écrits féministes ne dates pas d’hier et n’ont pas attendu #MeToo. Maintenant, cela doit venir de nous.



Je voulais t’interroger sur ton travail sur les costumes du film, que tu as fais toi-même. En général, c’est un travail qui n’est jamais autant applaudi que lorsqu’il obéit au réalisme, au point d’être souvent invisibilisé. Ton approche est très différente, n’est ce pas?

Oui et c’est aussi pour ça que je galère (rires). J’ai la chance de travailler dans le textile, disons ça comme ça car il y a des mots comme « mode » qui peuvent avoir une connotation déplacée. Outre le cinéma, je travaille dans l’artisanat du vêtement, voilà la formule juste. J’ai travaillé avec beaucoup de gens dans des maisons de mode et dans des écoles de costumes en Belgique, j’ai beaucoup appris grâce à eux, sur la manière dont les vêtements pouvaient me permettre d’aller au bout de mes idées.

Pour Augure j’ai fait pas mal de recherches sur la dentelle. Je me suis rendu compte qu’au début du siècle, les Belges avaient importé leur technique de dentelle en RDC sauf qu’ils se sont dit que c’était une matière beaucoup trop noble pour les Congolais donc ils l’ont remplacée par du raphia, qui coûte bien moins cher. Inventer une version cheap de la couture pour la dédier à une partie spécifique de la population : j’ai trouvé cette histoire très intéressante et je m’en suis inspiré pour les costumes de Mama Mujila.

Je voulais que le costume raconte toujours sa propre histoire. C’est une des raisons pour laquelle il n’y a pas de wax par exemple. A l’origine le wax est un vêtement indonésien qui a été progressivement imposé à l’Afrique, cela n’a pas été crée sur le continent. En revanche, j’ai voulu mélanger des costumes dans le style de la Nouvelle-Orléans, et tout un tas de codes qui se combinent pour participer à l’onirisme du film.



Tu utilises aussi beaucoup la couleur comme moyen d’expression fort. Proposer une palette inattendue c’est aussi une manière de décoller du réel, non ?

C’est parce que je fais de la synésthésie (rires). C’est-à-dire que je travaille l’association de certains sons avec certaines couleurs, certaines ambiances avec d’autres couleurs. On a donc créé tout un code de colorimétrie autour de chaque personnage. Pour Koffi on est plutôt dans le rouge bordeaux à cause de sa tache de naissance, pour Paco on est dans le rose, une couleur qui était à l’origine éminemment masuline avant de basculer, là encore c’est une histoire fascinante. Pour Tshala on est sur du vert, c’est lié à la couleur de la malachite, une pierre qui est la seule ressource du sol congolais à ne pas avoir de valeur marchande, elle n’a qu’une valeur affective, même si on en fait des bijoux (il montre les bagues à son doigt). Quand à Mama Mujila, je voulais la ramener vers sa terre en utilisant des couleurs qui l’ancre davantage, telle qu’une terracotta un peu orange.



Le travail sur la musique qui accompagne le film, et que tu signes également, a donc démarré particulièrement tôt ?

C’est peut-être un peu ridicule ce que j’ai fait mais j’ai composé des albums écrits chacun du point de vue d’un personnage différent. A mes yeux c’est autant un exercice de cinéma qu’un exercice de musique parce que cela m’a permis de travailler ce qui est pour moi au cœur même du cinéma : la question du point de vue. D’où est-ce qu’on regarde l’histoire qu’on nous raconte ? J’ai donc inventé toute une backstory à chaque personnage principal, et cela a servi de béquilles aux comédiens pour leur travail de préparation. Cela a également servi au chef opérateur et au chef décorateur, mais l’ironie c’est qu’on n’a pas du tout utilisé ces musiques dans le film (rires).

On pensait le faire pourtant, parce qu’on parle quand même de 36 chansons. Mais une fois sur le plateau je me suis rendu compte que rajouter cette musiques donnerait presque l’impression d’une injonction. Cela apportait un sous-texte qui n’était pas nécessaire et qui nous éloignait de la narration-même. Donc j’ai refait quelque chose de complètement différent.

Quid de ces 36 morceaux d’origine ? Sont-ils disponibles quelque part ?

Pas encore, ça a un peu trainé mais il vont bientôt sortir. Quand j’allais voir les labels pour leur proposer, tu imagines bien qu’ils étaient en PLS. Avant Cannes, ils ne croyaient pas en moi et ils s’en foutaient, mais ça a un peu changé depuis qu’on a une nomination aux Oscars.



Tu fais plusieurs références à la méfiance des milieux artistiques, penses-tu que le fait que tu occupes un nombre étonnant de postes à la création de ton propre film y participe ? Comme s’ils ne savaient pas dans quelle case te ranger ?

C’est vrai que j’ai l’impression de me heurter parfois au mythe de l' »auteur », mais c’est tellement mieux de savoir et comprendre chaque poste autour de toi. Je pense que n’importe quel professionnel du cinéma serait d’accord pour dire que c’est idéal de travailler avec quelqu’un qui comprend comment ça marche. Mon but n’est pas du tout de vampiriser les autres postes, c’est juste que j’ai bossé sur des films sur lesquels il n’y avait pas d’argent. Par exemple, sur un de mes projets j’ai dû m’occuper moi-même du maquillage et donc suivre une formation parce que je n’y connaissais rien. C’est à cette occasion que j’ai réalisé que la colorimétrie idéale pour les peaux noires n’existaient pas encore, et que des tas d’Américains avaient justement réfléchi à la meilleure manière d’éclairer les peaux noires. Je trouve ça fascinant car c’est une vraie question. Je me souviens de cette femme politique, Rama Yade, à chaque fois qu’elle passait à la télé elle était violette ou orange (rires). Je me disais que non seulement il n’y avait personne d’assez sympa pour la prévenir mais surtout qu’il n’y avait personne pour tenter de résoudre ce problème.

J’ai toujours des collaborateurs à chaque étape, mais je crois qu’il y a quelque chose de jouissif à s’y impliquer directement, comme si j’étais sur un terrain de jeu. Faire un film c’est tellement de problèmes au quotidien que s’il n’y a pas un côté un peu jubilatoire, un côté cabinet de curiosité, c’est une grosse partie du fun qui disparait.



Jeu, cabinet de curiosité… les mots que tu emploies pour décrire ton expérience de cinéaste sont très proches de ceux qu’on pourrait utiliser pour notre expérience de spectateur car Augure est si imprévisible qu’il possède une forte dimension ludique. Ce plaisir d’être surpris, c’est quelque chose que tu apprécies aussi en tant que spectateur ?

Oui. En musique, on parle de « faire la musique qu’on rêve d’entendre », au cinéma on devrait faire le film qu’on rêve de voir, on devrait tous faire ça. J’ai grandi en regardant un certain cinéma italien très baroque, celui de Fellini et Pasolini, où l’on ne sait jamais où l’on va, où il faut se soumettre à une nouvelle narration. Voir un film sur grand écran renforce cela, car rien ne vient se mettre entre la voix du film et nos yeux. Godard parlait de « soumission volontaire », c’est une formule que j’aime bien. Dans nos vies quotidiennes on est tellement sur nos téléphones qu’on a un fort besoin de shut down, et je pense que c’est ce besoin qui va sauver les salles de cinéma. Je le pense sincèrement.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 16 novembre 2023. Un grand merci à Jean-Baptiste Paen. Source portrait.

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