Entretien avec Andrei Cohn

Dévoilé dans l’excellente sélection Forum de la dernière Berlinale, Semaine sainte raconte l’affrontement psychologique entre un aubergiste tranquille et son inquiétant employé. A coups de compositions formelles stupéfiantes où la profondeur de champ donne le vertige, ce drame historique installe une nervosité féroce entre suspens paranoïaque et contemplation radicale. Semaine sainte sort en salles ce mercredi 10 avril et le cinéaste roumain Andrei Cohn est notre invité.


A l’origine de Semaine sainte, il y a un roman de l’écrivain roumain Ion Luca Caragiale, qu’est-ce qui vous a attiré dans ce matériau d’origine ?

Étant moi-même juif et roumain, cela faisait longtemps que je souhaitais faire un film qui raconterait, comme c’est le cas ici, ce que c’est que de faire partie d’une minorité sans pour autant pouvoir s’appuyer sur une communauté. La communauté juive en Roumanie n’est pas très grande, et elle ne l’était pas davantage du temps de ma jeunesse, elle n’a pas vraiment fait partie de ma vie. J’ai essayé d’écrire sur le sujet mais ma chance, si je puis dire, est de ne jamais y être parvenu de manière satisfaisante. En effet, cela m’a permis de me rappeler de ce texte, Un cierge de Pâques de Caragiale, et de réaliser que le sentiment d’isolement que j’avais ressenti toute ma vie correspondait à celui du protagoniste.

En Roumanie, on étudie tous Caragiale à l’école, mais jamais ce roman-ci parce qu’en pleine époque communiste, il était considéré comme trop violent pour le donner à lire à des jeunes gens. Mais bien sûr on le lisait en cachette, précisément en raison de sa réputation subversive. J’ai seulement changé quelques détails, mais c’est ça le travail d’adaptation, non ? Essayer d’amener un récit vers sa propre rive.



Quelles sont les principales modifications personnelles que vous avez souhaité apporter ?

La modification la plus importante concerne la fin : dans le roman, Gheorghe vient bel et bien tuer Leiba. De plus, la paranoïa de Leiba va originellement très loin, jusqu’à le pousser au sadisme, ce qui représentait une limite de ce que je souhaitais représenter. Je craignais que les thèmes qui m’étaient chers disparaissent derrière ce qui risquait de ressembler à un thriller d’auto-défense. J’ai préféré une fin en point d’interrogation pour souligner l’idée que la moitié de ce qui nous fait peur dans la vie vient en réalité de notre propre imagination, plus on a peur plus on participe à créer des raisons d’avoir peur.

Le paradoxe de Semaine sainte est que cette histoire d’affrontement intime se déroule dans des paysages ouverts et accueillants. Selon quels critères avez-vous sélectionné les paysages que l’on voit dans le film ?

Deux réponses possibles. La première est la plus simple : c’est ma région préférée. J’ai fait les premiers repérages à l’époque de la pandémie, j’avais donc beaucoup de temps disponible pour voyager dans la campagne roumaine. La deuxième explication est plus complexe. A l’origine, Caragiale situait l’intrigue dans une région du nord-est du pays nommée Moldavie occidentale, qui a connu des affrontements historiques entres les paysans et les administrateurs juifs. Je voulais précisément éviter de faire référence à une réalité politique ou historique, je souhaitais au contraire isoler cette histoire pour la rendre psychologiquement plus intime.

J’ai donc déplacé l’intrigue en Dobroudja, une région qui a toujours été considérée comme le plus important melting-pot de la Roumanie. C’est une terre qui a autant appartenu aux Roumains qu’aux Bulgares, aux Turcs, aux Tartares, aux Juifs, etc… Personne ne peut se réclamer unique héritier de cette région. Personne n’y est davantage chez lui chez les autres, c’était donc la région idéale pour situer ce récit. Et puis c’est très beau, la nature y est encore très préservée au point de ressembler à un paradis perdu, une terre originelle. C’est très facile d’y tourner car il n’y a aucun pylône électrique ni aucun panneau publicitaire (rires).



Arrest, votre précédent film, était un huis-clos carcéral. Cette fois-ci vous utilisez beaucoup la profondeur de champ, et pourtant ces paysages qui se déploient au loin conservent eux aussi quelque chose de claustrophobe et angoissant, comment êtes-vous parvenu à cet équilibre ?

Andrei Butica, mon directeur de la photographie, avait déjà travaillé sur mes précédents films, c’est un ami. Comme moi, il a fait les beaux-arts et je pense que cette sensibilité commune fait que nous avons une grande facilité à travailler ensemble. La première étape de notre travail commun sur ce film a consisté à se mettre d’accord sur les contrepieds que nous souhaitions prendre par rapport aux conventions. Plutôt qu’un austère noir et blanc, nous avons voulu mettre en valeur la beauté du printemps, puisqu’après tout l’histoire se déroule à Pâques. On voulait des arbres en fleurs partout.

En général je préfère éviter que mon travail de cinéaste soit influencé par mon expérience passée en tant que peintre. Cette fois-ci je n’ai pas lutté. J’ai pensé que la beauté pouvait apporter beaucoup de relief à cette histoire. Je pense qu’à l’époque où nous vivons, il n’est pas anodin et il est même nécessaire de rappeler aux gens que la tragédie ne débarque pas toujours dans nos vies sous les traits de la tragédie, elle peut arriver un jour de grand soleil. Ne nous laissons pas duper par le soleil de la prospérité dans nos vies.

En parlant de conventions, on pourrait s’attendre à ce qu’un tel récit de tension paranoïaque commence lentement pour progresser peu à peu, mais vous ouvrez Semaine sainte de façon saisissante avec une scène qui nous plonge d’emblée dans une brutalité collective absurde. Pourquoi ce choix ?

Pour être entièrement honnête, la première version du scenario obéissait exactement aux conventions dont vous faites mention. Puis j’ai réalisé à quel point c’était archétypal, et surtout à quel point ça ne correspondait pas à ma vision de l’antisémitisme. L’antisémitisme n’est pas quelque chose qui nait d’un point de départ précis, ce n’est pas quelque chose qui évolue de façon construite et logique. J’ai donc souhaité débuter le film par une scène qui nous rappelle que cette haine fait déjà partie de l’environnement des personnages. C’est déjà dans l’air.

Le danger qui entoure le protagoniste n’est pas un accident dû à un événement particulier, c’est quelque chose avec lequel il a toujours dû composer au quotidien. C’est d’ailleurs pour souligner cette idée que dès la deuxième scène, on entend des coups de fusil au loin alors qu’il est tranquillement en train de s’occuper de son jardin. Vous avez peut-être l’impression que je suis en train d’exagérer, mais c’est là le cœur-même de ce que je souhaitais raconter : comment on vit quand le risque et la peur font déjà partie de votre quotidien. Et je ne dis pas que la réaction du protagoniste à ce problème est la seule possible. Si j’ai décidé de changer la structure, c’était également pour éviter que le film ne finisse par ressembler à un énième film de vengeance.



Semaine sainte possède un rythme très particulier fait à part égale de tension et de contemplation, qui déjoue les attentes et donne l’impression que ce faux calme pourrait imploser à tout moment. Comment avez-vous travaillé cet équilibre paradoxal ?

Je crois justement que je n’ai pas atteint l’équilibre parfait, et tant mieux. En revanche, je crois avoir atteint le rythme idéal que j’avais personnellement en tête, qui est celui de la vraisemblance. Si on souhaite prendre le réalisme comme axe de lecture, un rythme trépidant est souvent trop beau pour être vrai, et cela peut nous éloigner de la réalité des situations affrontées par les personnages. L’absence de spectacle, ou plutôt de spectaculaire, est l’une des définitions possible du réalisme. Si le drame arrivait dans nos vies avec les mêmes signes d’annonce que dans les films, on ne se ferait pas avoir. Il ne faut pas avoir peur de prendre le risque de se retrouver en position d’attendre que quelque chose arrive parce qu’au final, la réalité c’est souvent ça.

Je ne dis pas que tous les films devraient obéir à ces règles-là, au contraire. Il s’agit juste de mécanismes qui me semblaient correspondre le mieux à ce récit. J’ai conscience que ce rythme particulier puisse être un éventuel frein pour certains spectateurs et j’en suis désolé, mais c’est ma décision. J’ai sciemment décidé qu’à mi-film, le ton allait également devenir plus sombre, que le film allait se transformer en poème sombre et lent. Quand on vit dans la peur, le temps se dilate. Il fallait trouver un rythme qui traduise cet état d’esprit-là. Quand a peur, on a l’impression que tout va aller extrêmement vite et on se retrouve surpris par le fait que rien n’arrive aussi vite que prévu. Opter pour ce rythme, c’était une manière de déjouer les clichés du thriller. Sans même s’en rendre compte, on peut très facilement tomber dans le recopiage des codes des films que l’on regarde, des films avec lesquels on a grandi. Cela demande parfois un effort de se demander si cela correspond vraiment à notre propre vision des choses.

Le montage vous aide-t-il à travailler sur le rythme ou bien tout cela est-il clairement présent à votre esprit dès l’écriture?

Oh non, le tournage c’est une chose mais le montage c’en est une autre. Je ne suis pas le genre de réalisateur qui cherche à être tellement dans le contrôle d’absolument tout au point de rendre le montage obsolète. Je ne veux pas finir comme ça. J’essaie bien sûr d’être aussi précis que possible à chaque étape mais je veux garder la possibilité d’apporter des changements à chaque instant. C’est normal d’avoir le film à l’esprit dès qu’on l’écrit mais ce film-là commence à changer dès l’instant où vous entamez les repérages, dès les toutes premières étapes du casting.

Le casting a effectivement été une étape fondamentale pour ce film et beaucoup de choses ont changé à ce moment-là. Dans le roman, Gheorge est bien plus âgé. L’acteur qui l’interprète s’est en fait présenté par erreur à cette audition et sa présence m’a complètement pris de court. J’ai donc changé le script pour lui. C’est sans doute une bonne chose que je ne possède pas un temps illimité pour préparer mes films car je pourrais remettre en question beaucoup de choses en cours de route, je deviendrais un cauchemar pour mes collaborateurs (rires).



Un autre contrepied avec les conventions du film de vengeance c’est la part d’humour absurde que possède le film. Était-ce une manière d’être paradoxalement plus réaliste, dans le sens où le non-sens fait partie de nos vies même dans les moments les plus sombres ?

Merci, je suis ravi que vous l’ayez remarqué. En effet, on peut être ridicule même dans les circonstances les plus dramatiques. On ne souffre pas comme John Wayne, on souffre parfois de façon pathétique et c’est tout à fait normal. Pourquoi chercher à se comporter comme des statues dignes alors qu’on est des êtres humains ? Le réalisme me tient à cœur et l’absurdité fait partie du réalisme. A vrai dire je pense que j’aurais pu aller encore plus loin dans l’humour. Avec le recul je me trouve trop sobre (rires). Je réalise que j’ai malgré moi cédé à la pression qui veut que quand on fait un drame, tout doit forcément être sérieux. C’est complètement faux. On devrait obéit aux règles de la vie, pas aux règles du drame.

Vous envisageriez de réaliser une comédie ?

J’adorerais. J’avais pour projet de réaliser à nouveau une histoire de crime mais je crois que j’ai besoin de faire une pause sur toutes ces tragédies. Travailler sans cesse autour des questions morales que soulevaient Arrest et Semaine sainte, c’était épuisant.

Quel est le dernier film que vous avez vu et qui vous a donné l’impression de découvrir quelque chose de neuf, d’inédit ou d’excitant ?

J’ai récemment eu l’occasion de rattraper beaucoup de films roumains récents à l’occasion des prix Gopo, notre équivalent des César, et j’ai eu le plaisir de voir que la production documentaire était en grande forme. J’en ai particulièrement aimé deux, qui m’ont beaucoup fait réfléchir à la question du réalisme, et aux limites que la fiction impose au réalisme. Il s’agit de Between Revolutions et Mrs Buica.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 4 avril 2024. Un grand merci à Michel Burstein.

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