A voir en ligne | Critique : Liberté

Madame de Dumeval, le Duc de Tesis et le Duc de Wand, libertins expulsés de la cour puritaine de Louis XVI, recherchent l’appui du légendaire Duc de Walchen, séducteur et libre penseur allemand, esseulé dans un pays où règnent hypocrisie et fausse vertu. Leur mission : exporter en Allemagne le libertinage, philosophie des Lumières fondée sur le rejet de la morale et de l’autorité, mais aussi, et surtout, retrouver un lieu sûr où poursuivre leurs jeux dévoyés. Les novices du couvent voisin se laisseront-elles entraîner dans cette nuit folle où la recherche du plaisir n’obéit plus à d’autres lois que celles que dictent les désirs inassouvis ?

Liberté
Espagne, 2019
De Albert Serra

Durée : 2h12

Sortie : 04/09/2019

Note :

CRUISING

Caché dans les recoins d’un bois, un carrosse attend. A mesure que la nuit tombe, les ombres sortent des buissons: des hommes et des femmes presque anonymes se réunissent pour un rituel secret. A l’origine de Liberté, il y a une pièce de théâtre du même nom, mise en scène par Albert Serra (lire notre entretien) l’an dernier à Berlin. Il faut presque se pincer pour y croire tant Liberté, le film, ne ressemble jamais ni à du théâtre filmé, ni à la paresseuse illustration d’une continuité dialoguée. On connait à vrai dire peu d’autres cinéastes contemporains qui, comme Serra, se reposent aussi peu sur un matelas dramaturgique. Liberté se paye en effet l’une des plus grande libertés : tenter de se débarrasser de toute forme convenue de récit.

Quoi de plus minimaliste que cette poignée de personnages tournant en rond dans une petite clairière le temps d’une orgie? Cette triple unité (lieu, temps, action) est peut-être la seule convention narrative dont Serra ne fasse pas fi, mais avec quels panache et splendeur il la malaxe et la détourne ! De film en film, Serra s’attache à des figures du passé (Louis XIV, Casanova, Don Quichotte…), mais devant sa caméra, l’Histoire devient l’inverse d’une reconstitution factuelle. C’est une transe, un rêve fiévreux ou un cauchemar, quelque chose qui ne ressemble plus du tout au réel. Paradoxe : Liberté semble se dérouler comme hors du temps (le film pourrait aussi bien durer une heure que six), dans un non-lieu abstrait, perdu dans une fascinante hypnose sans grande action.

D’où vient ce tour de magie ? De la méthode de tournage si particulière de Serra, qui consiste à tout laisser venir, laisser toutes les portes et les fenêtres grandes ouvertes à l’imprévu et à la folie, pour tout reconstruire au montage ? A ce titre, le titre du film peut se lire comme un manifeste de l’artiste. Quels autres films peuvent se vanter d’une telle liberté ? La mise en scène de Serra ne déforme pas que le passé, elle déforme le réel. Le temps d’une scène incroyable où surgit une lumière trop artificielle pour l’époque, on ne sait plus très bien où et quand nous sommes. De fait, le film pourrait se dérouler de nos jours sur une aire d’autoroute boisée, et ces libertins pourraient tout aussi bien être des fétichistes en plein cosplay érotique.

Alors que le mot-même de libertinage semble appartenir à une époque révolue, qu’il est pour nous désormais presque réduit à un tube frivole des années 80, Serra lui redonne un ancrage contemporain. Liberté a un pied dans dans le 18e siècle (de par sa direction artistique, mais aussi par sa langue et ses idées, directement puisées chez des auteurs de l’époque), et l’autre dans la mise en scène la plus contemporaine. Cette forêt nocturne pourrait être le décor d’un film d’horreur, et l’orgie semble d’ailleurs toujours sur le point de virer à la messe sataniste. Il y a quelque chose de la transe cauchemardesque de Climax dans cette forêt.

Il y a aussi quelque chose de l’art vidéo dans la manière qu’a Serra de créer du sens et de la cohérence travers les images et leur juxtaposition, plutôt qu’à travers une trame narrative. Liberté obéit à « la logique de la nuit » selon les mots du cinéaste. Le hors-champ, l’absence de repères ou d’explication poussent le spectateur à s’investir de manière presque inédite. L’hypnose laisse groggy, on ne sait plus très bien si on a vu ou rêvé telle scène ou tel détail. D’abord voyeur, il est invité à fantasmer le film lui aussi. Quand le long métrage se termine et que point la lumière du jour, on sort du film dans en état de stupeur hébétée, comme lorsqu’on sort de boite au petit jour.

Serra redonne aussi au libertinage un poids politique. Le cruising selon lui est moins un caprice aristocratique qu’une utopie. Celle de l’anonymat bien sûr, mais aussi celle de l’abolition de frontières de classe, de genre et de pouvoir. Mais aussi l’utopie d’une Europe alternative et clandestine. Produit par la France, tourné en plusieurs langue au Portugal, par un cinéaste catalan, et mettant en scène un casting international dans les rôles d’Européens cherchant à fuir la persécution de leur gouvernement, Liberté mérite décidément bien son titre.


>>> Liberté est visible en ligne sur le site vod d’Arte

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par Gregory Coutaut

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