Critique : De humani corporis fabrica

Il y a cinq siècles l’anatomiste André Vésale ouvrait pour la première fois le corps au regard de la science. De humani corporis fabrica ouvre aujourd’hui le corps au cinéma. On y découvre que la chair humaine est un paysage inouï qui n’existe que grâce aux regards et aux attentions des autres. Les hôpitaux, lieux de soin et de souffrance, sont des laboratoires qui relient tous les corps du monde…

De humani corporis fabrica
France, 2022
De Verena Paravel & Lucien Castaing-Taylor

Durée : 1h58

Sortie : 11/01/2023

Note :

L’HÔPITAL ET SES FANTÔMES

Jusqu’où peut aller le documentaire ? Partout bien sûr, et sous bien des masques différents. On l’a bien vu depuis Leviathan, la caméra de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor sait aller partout. Pour ce nouveau film, elle se faufile dans la plus folle des intimités : l’intérieur du corps humain. Accompagnant les gestes de chirurgiens, elle se faufile au cœur des personnes filmées : dans leurs crânes, leurs viscères, leur pupilles. Davantage que de l’infiniment petit, le duo de cinéastes filme ici l’infiniment secret, tout en lui donnant des dimensions épiques. Ainsi dévoilé sur grand écran, l’intérieur du corps humain devient un paysage plein d’ombres et de dédales.

Le documentaire selon Paravel et Castaing-Taylor n’est pas le même que selon Wiseman. De humani corporis fabrica est un film sensoriel qui suit son propre fil d’Ariane en passant par différents registres : de la science-fiction au drame pathétique, de l’horreur au film social en passant par le cinéma abstrait. Reporters sans frontières cinématographiques, les deux cinéastes défient les définitions trop strictes du documentaire. Leur caméra va loin au sens propre (s’enfonçant dans la chair sans répit) ainsi qu’au sens figuré, par son audace stupéfiante. Le film soulève autant les estomacs qu’il soulève les questions, et l’éprouvante scène d’opération sur un patient encore conscient risque fort de hanter les spectateurs sensibles.

Dans une structure qui rappelle leur fascinant Caniba, Paravel et Castaing-Taylor opèrent un changement progressif de point de vue. Leur entreprise n’est pas tant de filmer des horreurs (fut-ce avec le style incroyable qui leur appartient), mais semble-t-il de mettre l’horreur en perspective avec la banalité qui l’entoure. De humani corporis fabrica s’intéresse en effet autant aux patients qu’aux soignants, c’est à dire autant au corps humain qu’au corps médical. Juxtaposant les visions sanguinolentes hallucinées et les observations particulièrement terre-à-terre de celles et ceux dont c’est le quotidien, le film crée un sacré vertige.

De humani corporis fabrica dissèque le corps hospitalier, son organisation humaine, parfois même politique, mais surtout sa fragilité. Les corps humains sont faillibles, mortels, et la même fatalité semble hanter l’hôpital ici filmé. Derrière la surface des progrès techniques et médicaux, une ombre morbide plane partout, comme dans dans ces couloirs où certains patients errent tels des spectres ou dans cette fête entre médecins qui ressemblent à un inquiétant sabbat de sorciers. Unique, le résultat est un voyage fantastique, fascinant autant que perturbant. Pas mal pour un documentaire, non ?

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par Gregory Coutaut

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