LES MONSTRES DE L’ESPACE

La fascinante filmographie du cinéaste britannique Jonathan Glazer est déjà suffisamment imprévisible et inclassable pour qu’on sache qu’il ne sert à rien d’avoir des attentes trop précises ou de s’étonner en avance de ses nouveaux projets. Il y avait pourtant de quoi être surpris à l’annonce qu’ après le mélo surnaturel Birth, la science-fiction radicale d’Under the Skin ou la fable horrifique du court métrage The Fall, le réalisateur allait signer un film germanophone sur le sujet le moins propice à la réinvention fantastique : l’holocauste. Mais La Zone d’intérêt est-il à proprement parler un film « sur » l’holocauste ?

L’action du long métrage se déroule certes intégralement à Auschwitz pendant la guerre, mais pas directement dans le camp d’extermination. Tout se passe plutôt à quelques centimètres à peine. De l’autre côté d’un mur sur lequel pousseront très bientôt, qu’on se rassure, des jolies plantes grimpantes, se trouve le plus inattendu des décors : une adorable maisonnette de rêve où le commandant Hoss, son épouse (Sandra Hüller) et leurs enfants coulent des jours paisibles sous le ciel d’été. De ce qui se passe de l’autre côté du mur, nous ne saurons rien, nous ne le verrons pas davantage que ces personnages incapables ou bien trop heureux de ne pas voir ce qui est pourtant sous leurs yeux.

Concrètement, il n’y a quasiment pas de personnage juif à l’image, il n’y en a en tout cas aucun qui parle. Jonathan Glazer désamorce la légitime interrogation morale qui se pose à vouloir faire un film de reconstitution fictionnalisée de la Shoah en train d’avoir lieu. En effet, même s’il dévoile quelque chose de rarement documenté, à savoir la vie de famille quotidienne des hommes et femmes nazis travaillant dans les camps, La Zone d’intérêt ne cherche pas à faire œuvre de témoignage historique.

Contrairement aux apparences, nous sommes en effet en plein Jonathan Glazer, c’est-à-dire dans un registre fantastique à mi-chemin entre l’horreur et la science-fiction. Oui, oui. Il y a tout d’abord le choc visuel provoqué par ce simple décor : une chaleureuse maison au jardinet propret, propice aux siestes au soleil ou aux réceptions de bon ton, au dessus duquel plane parfois la sombre fumée des cheminées voisines. La mise en scène magnétique de Glazer fait des merveilles pour transformer cette chaumière en énigme, en terrifiante incongruité.

Un cliché du cinéma d’auteur contemporain consiste à faire entendre un vrombissement permanent par dessus des scènes banales pour y scotcher sans trop d’effort un trouble fantastique. On est d’abord surpris de voir Glazer utiliser un procédé si simpliste avant que l’on ne réalise qu’il s’agit en réalité du bruit des fours, en activité permanente. Ce ronronnement menaçant (qui trouve un écho dans l’éloquente musique composée par Mica Levi) évoque par moments le moteur d’un éventuel vaisseau spatial et, de fait, cette confortable maison de poupées posée au bord du plus noir des abysses évoque l’apparition sidérante de l’appartement élégamment meublé à la fin de 2001 l’Odyssée de l’espace. Dans l’une de scènes les plus incroyables du film, une femme regarde par la fenêtre en pleine nuit et se retrouve troublée comme si elle se découvrait perdue dans l’infini du cosmos.

La Zone d’intérêt ne montre pas « les horreurs de la guerre ». Du moins pas celles que l’on attend, car celles-ci restent ici hors champ (et a-t-on déjà vu un film où le hors-champ prenne une place si pharaonique ?). De façon sans doute encore plus inattendue, l’horreur du film est à rapprocher de celle d’Ulrich Seidl et des autres grands cinéastes (autrichiens ou non) de la violence refoulée. Il n’y a à proprement parler aucune scène de violence brutale dans ce quotidien à la choquante insouciance, et Glazer a le bon gout de se débarrasser de l’humour provoc de boomer qui se trouvait dans le roman d’origine, et pourtant le résultat est l’un des films les plus glaçants et tétanisants vus depuis longtemps. Un film de monstres tel qu’on n’en a jamais vu.

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