Berlinale | Critique : Sleeping With a Tiger

Après avoir grandi dans le sud de l’Autriche, Maria Lassnig intègre les Beaux-arts et la scène artistique viennoise de d’après-guerre. 

Sleeping With a Tiger
Autriche, 2024
De Anja Salomonowitz

Durée : 1h47

Sortie : –

Note :

LA RAGE DU TIGRE

Sleeping With a Tiger est un film de fiction sur la célèbre peintre autrichienne Maria Lassnig, décédée il y a dix ans. Comment rendre justice à la personnalité intransigeante et l’imagination sauvage de cette artiste malaimable et pourtant fascinante ? La réalisatrice autrichienne Anja Salomonowitz y répond avec un excellent film en forme d’anti-biopic. Si Sleeping With a Tiger n’est en effet pas un biopic classique (et heureusement), ce n’est pas seulement parce qu’il choisit de prendre comme titre le nom d’une toile de Lassnig plutôt que son nom ou pire, son prénom. Ce n’est pas non plus parce que la chronologie de sa vie y est présentée dans un ordre tout chamboulé. Non, c’est surtout parce que c’est l’un des trop rares exemples de film parvenant à adapter sa mise en scène à son protagoniste-sujet.

Combien de fictions se plantent en rendant des hommages trop lisses à des artistes qui n’avaient justement rien de consensuel, simplifiant à outrance leurs œuvres folles jusqu’à – paradoxalement – leur manquer de respect ? Trop, et pas seulement du côté d’Hollywood ou des films à gros budgets. Anja Salomonowitz n’a pas la folie des grandeurs de chercher à se hisser au niveau de Lassnig mais elle ne mégote pas pour autant sur les idées de mise en scène étonnantes et brillantes. Sleeping With a Tiger passe d’une époque à l’autre d’un revers de pinceau : rien d’unique jusqu’ici sauf que Birgit Minichmayr interprète la peintre à tous les âges de sa vie, sans avoir recours à des artifices visibles ou du  maquillage, sans même jamais changer de coupe de cheveux. Non seulement cela traduit l’isolement de cette artiste sans cesse inadaptée (déjà adulte et amère face à ses premiers amants arrogants ; encore jeune au moment où l’on cherche à l’enterrer sous les hommages), mais cela place de spectateur dans la vertigineuse position de pouvoir activement recréer ce puzzle à sa guise.

Seuls les costumes viennent nous donner des indices sur l’époque à laquelle nous atterrissons à chaque nouvelle scène, et quels costumes ! Des salopettes enfantines bariolées aux k-ways fluos des années 80 en passant par tout ce que l’avant-garde artistique autrichienne pouvait juger bon de se mettre sur le dos, le travail de direction artistique sur ces fringues de couleurs explosives est remarquable. Maria/Birgit est ici une éclatante tache vive de couleur turquoise ou verte de rage en plein milieu d’un espace vide souvent d’un blanc aveuglant, soit exactement comme dans les vrais tableaux de Lassnig. En s’appropriant les code- couleur de ses toiles, Anja Salomonowitz cherche (et parvient) à resituer le sentiment de brutalité qu’elles évoquent plutôt qu’à naïvement les recréer pièce par pièce. Ce serait d’ailleurs inutile, car celles-ci sont  directement intégrées au montage, apparaissant comme des diapositives violentes et presque subliminales entre deux séquences.

Mais on peut tout à fait apprécier Sleeping With a Tiger sans connaître l’œuvre de Lassnig. Le long métrage est certes d’un très grand sérieux, mais il sait inviter et même happer le spectateur, prenant son regard par surprise comme avec des regards caméra furtifs. Si le scénario refuse le sentimentalisme facile, le tour de force de la grande Birgit Minichmayr (révélée par Everyone Else de Maren Ede) est de parvenir à nous guider dans ce va-et-vient narratif et de rendre poignante ce personnage de femme amère, sorte de brillant clown dépressif trop en avance sur le machisme de son époque. Et si, pour rendre hommage aux grands artistes, on cherchait effectivement à faire le portrait de leur personnalité plutôt que de tenter de leur bricoler une logique biographique? Cela nous donnerait plus de films aussi inventifs et réussis que celui-ci.

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par Gregory Coutaut

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