Entretien avec Rodrigo Moreno

Découvert à Cannes l’an dernier et présenté cette semaine hors compétition au Festival Cinélatino, l’inclassable Los Delincuentes est un nouvel exemple de la brillante originalité du jeune cinéma argentin. Ce film-fleuve (3h00) commence comme une comédie de braquage pour mieux suivre sa propre logique narrative rêveuse – mais n’en révélons pas davantage. Los Delincuentes sort ce mercredi 27 mars en salles. Le cinéaste Rodrigo Moreno est notre invité et nous en dit plus sur ses méthodes de travail.


Le scénario imprévisible de Los Delincuentes prend beaucoup de libertés avec les conventions narratives. Tout est-il rigoureusement écrit à l’avance ou est-ce que vous laissiez le film évoluer au tournage et au montage ?

Les deux. A la base il y a bel et bien un scénario, je ne dirais pas que celui-ci était écrit rigoureusement mais une bonne partie du film était déjà dedans. En revanche il faut savoir que le tournage a duré quatre ans et demi, et j’ai profité de cette période pour faire évoluer le scénario, j’ai changé quelques personnages, quelques dialogues, et finalement même la structure du film.

Au final, que reste-t-il de cette première version ?

C’est difficile de trancher avec exactitude. Je dirais que c’est au moment du montage que j’ai finalement eu le sentiment de réellement trouver le cœur du film. Une grande partie de mon travail consiste à ne pas savoir précisément où je vais. Cette attitude-là m’autorise à prendre beaucoup de libertés au moment du tournage, mais elle comporte également un risque important. La possibilité de me tromper est gigantesque, mais j’aime avancer avec l’idée que je pourrais tout à fait faire fausse route. Ce risque-là permet d’ouvrir des portes vers des horizons que l’on ne serait même pas capable d’imaginer autrement. C’est une méthode de travail qui me motive beaucoup. Ainsi, le dénouement du film m’est venu à l’esprit à la toute fin de ces années de tournage. La fin prévue dans le scénario original était différente, mais cette nouvelle idée s’est imposée à moi.



Vous avez déclaré avoir souhaité donner au spectateur une impression similaire à celles de ces romans interactifs de notre jeunesse, où l’on change de chapitre à mesure qu’on choisit sa propre aventure. Or cette description semble correspondre également à votre méthode d’écriture, non ?

C’est une bonne manière de voir les choses. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de conserver un rapport ludique avec le cinéma et c’est pour ça que je chéris les détours. C’est vrai que quand j’étais petit, j’aimais beaucoup cette collection Un livre dont vous êtes le héros et j’essaie effectivement de restituer leur manière particulière d’impliquer le lecteur. J’essaie de faire cela non seulement en termes d’écriture mais aussi en termes de mise en scène, au moment du tournage. Je tiens à laisser suffisamment d’espace aux personnages, laisser de l’espace aux lieux, à tout ce qui appartient normalement au second plan. Je ne veux pas laisser ces éléments de côté au moment de construire mon histoire. Composer un récit parfait ne m’intéresse pas du tout, le scénario idéal ne m’intéresse pas.

A propos de ludisme, je voulais justement vous interroger sur la place de l’humour dans le film. Peut-on envisager Los Delincuentes comme une comédie?

Absolument, c’est même un honneur pour moi si le film est vu comme une comédie. C’est une comédie, un film de braquage, une histoire d’amour et un film étrange, tout cela à la fois et a égale mesure. L’humour et l’absurde sont des choses indispensables, dans la vie comme le cinéma. L’absurde est l’outil dont je me sers pour m’éloigner des représentations trop réalistes.



A ce titre, la première partie du film semble à première vue très réaliste dans sa reconstitution historique mais à y regarder de plus près, on y trouve justement beaucoup de petits décalages, tels ces marqueurs temporels un peu contradictoires. Pouvez vous nous en dire plus sur ces « trucs » que vous avez souhaité utiliser pour décoller du stricte réalisme?

Je n’emploierais pas le terme de truc ou trucage, pour moi c’est davantage une question de langage. A mes yeux, faire un film c’est comme inventer un nouveau langage. Chaque film doit posséder son propre langage et à moi d’essayer de retrouver celui-ci. Je me suis basé sur des choses réelles bien sûr. Quand je filme les rues animées, je ne fais que capter ce qui se passe autour de moi. Pour la scène que l’on a tournée dans le bus, on est monté dans un vrai bus en marche et on a payé nos tickets, on n’a pas du tout affrété un faux bus spécialement pour le tournage. Ça m’intéresse de chercher le point précis où peuvent se superposer la réalité et la fiction que l’on peut projeter sur cette réalité.

Cette impression provient aussi du jeu des interprètes, qui est d’abord légèrement décalé avant d’aller vers quelque chose plus naturel. Vous dites que le tournage a été particulièrement long, cela signifie-t-il que vous avez vous travaillé différemment avec eux entre la première et la deuxième partie ?

Je ne me rappelle pas avoir changé de méthode de travail en cours de route. Ce que je peux vous dire c’est que je me rappelle avoir pensé que sur le tournage, l’ambiance ressemblait à celle d’un film de Berlanga. Vous connaissez Berlanga ? C’est un cinéaste espagnol des années 50 et 60, un génie. Ses films étaient souvent des comédies noires douces-amères avec beaucoup de personnages à la fois dans le cadre, beaucoup de profondeur de champ. C’est un cinéma du texte, du verbe, une comédie du dialogue. C’était l’une des mes références pour la première partie, celle du braquage.

La deuxième partie est davantage contemplative mais cela vient aussi tout simplement des paysages que j’y filmais : ces derniers m’invitaient à la contemplation. De même, ce que je souhaitais raconter dans la deuxième partie nécessitait un rythme différent, puisqu’il s’agissait de mettre en scène le plaisir de voir le temps passer autour de soi. Le plaisir d’avoir le luxe d’utiliser son temps comme on le désire ou ne pas l’utiliser justement. Mais ma méthode de travail avec les acteurs est restée la même. Aujourd’hui encore j’ignore quelle est cette méthode mais c’est resté la même (rires). Je crois que ce que je cherche avant tout, c’est créer un climat chaleureux entre nous.



Vous n’envisagez pas la création du film comme un processus ludique seulement pour vous, mais aussi pour vos acteurs c’est ça ?

Surtout pour les acteurs !

Dans une scène, les personnages récitent des capitales en jouant à un jeu dont les règles nous demeurent inconnues. Avec le recul, on dirait presque une métaphore de vos méthodes de travail, non ?

Ce qui se passe dans cette scène c’est quelque chose de récurrent dans mon cinéma, c’est le jeu. Dans tous mes films il y a une scène qui n’apporte pas forcément quelque chose au récit et où les personnages jouent ensemble. J’envisage ces scènes comme une sorte de manifeste en faveur du jeu, en faveur du temps libre, du temps non-productif. Tous mes films possèdent ce système nerveux en commun.

Deux chef opérateurs sont crédités pour ce film. Était-ce un moyen de vous assurer que chacune des deux parties possède son propre style visuel ?

Non car je n’ai pas délibérément choisi de changer de chef opérateur. Rappelez-vous que le tournage a duré plus de quatre ans. Dans un premier temps j’ai travaillé avec Inés Duacastella, une chef opératrice que j’admire beaucoup. Or il se trouve qu’elle est tombée enceinte et qu’on a dû convoquer un autre chef opérateur pour la remplacer durant son congé maternité. J’ai fait appel à Alejo Maglio, qui avait déjà travaillé avec Inés et qui avait déjà fait la photo de plusieurs de mes précédents films. Dans les deux cas, ce sont des amis, et c’est pareil pour celles et ceux qui occupaient les autres postes. Je tiens à ce que le tournage soit un acte d’amitié. C’est fondamental.



Plus le film avance, plus le travail sur la lumière devient particulier. Comment avez vous appréhendé cet aspect-ci ?

Le mot qui définit le mieux le travail esthétique sur la deuxième partie du film est impressionniste. Bien entendu, je n’avais pas un livre de Monet ou Manet ouvert en permanence sous les yeux pour les copier mais je dirais que toute ma mise en scène était guidée par l’impressionnisme. Je définirais l’impressionnisme comme la rencontre du subjectif et du naturel. Dans les tableaux impressionnistes, la subjectivité est toujours évidente, on la voit dans le moindre coup de pinceau, mais il y a aussi un rapport très fort à tout ce qui entoure le peintre, la nature, le temps. C’est ce double-regard qui m’a guidé tout au long du tournage.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 21 mars 2024. Un grand merci à Isabelle Buron et Marie-Lou Duvauchelle.

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