Festival Cinélatino | Entretien avec Juliana Rojas

Remarquée entre autres avec Trabalhar cansa sélectionné à Cannes en 2011 ou avec Les Bonnes manières qui fut primé à Locarno en 2017, la Brésilienne Juliana Rojas a récemment été distinguée à la Berlinale avec son superbe nouveau film, Cidade; campo. Elle y retrace en un double récit les trajets inverses de deux héroïnes : l’une part vivre en ville, l’autre s’établit à la campagne. Rojas signe un film doux et mystérieux, qui déjoue les attentes avec poésie. Cidade; campo est en compétition cette semaine au Festival Cinélatino. Découvrez notre entretien avec la réalisatrice.


Comme l’indique son titre, Cidade; campo est un film sur les lieux. Peut-on dire que c’est là le sujet principal du film : comment les endroits dont on vient nous définissent ou non?

Oui, cela faisait partie des principaux points de départ. Mon idée était d’essayer de retranscrire ce sentiment un peu abstrait d’être lié à nos lieux d’origine, cette notion qu’on n’est plus exactement soi-même lorsqu’on s’en éloigne. C’est quelque chose dont j’ai fait l’expérience dans ma vie personnelle puisque mes parents viennent tous les deux de milieux ruraux. En observant mon père ou mes cousins, je voyais qu’ils ne parvenaient pas toujours à s’adapter à la vie en ville. Ils avaient comme une nostalgie de la campagne ou de la nature. Je voulais inventer une histoire qui parlerait de ça mais en envisageant la question des deux côtés, avec un personnage qui quitte la campagne pour la ville et l’autre qui fait l’inverse. J’ai décidé très tôt qu’il s’agirait de deux histoires distinctes, racontée l’une après l’autre mais dont les protagonistes ne se croiseraient pas.



Dans vos précédent films vous superposiez souvent les registres réalistes et fantastiques pour former des mélanges inattendus mais homogènes. Qu’est-ce qui vous a amenée cette fois à les diviser à travers cette structure en deux parties ?

Je désirais cette structure parce qu’elle suggérait deux types d’évolutions. Tout d’abord, clore le film sur la partie à la campagne permettait de suggérer l’idée d’un retour à une nature originelle. D’autre part, je souhaitais que la partie en ville soit très réaliste et parle de problèmes concrets liés au monde du travail, et que la deuxième aille progressivement vers le fantastique, afin qu’on s’éloigne du réel pour s’enfoncer peu à peu dans le rêve.

Cette évolution passe également par le travail autour de la photo et des filtres, qui deviennent de plus en plus visibles au fil du film. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

J’ai travaillé étroitement avec les deux cheffes operatrices et les deux décoratrices afin de mettre en place cette progression. On a utilisé des filtres dès la première partie du film mais c’est vrai que c’est plus discret, ils sont surtout là pour illustrer les rêves. Dans la deuxième partie en revanche, ils servent à créer une confusion chez le public quant à la nature de ce qui est vu : rêve, vision, réalité… Je tenais aussi à superposer les images et à les fusionner, afin de montrer très concrètement qu’une chose peut se transformer soudain en une autre. J’ai choisi de travailler avec la monteuse Cristina Amaral car je savais qu’elle aimait beaucoup utiliser ce type de langage également.



Dans Cidade; campo, la vie en ville se révèle étonnamment chaleureuse tandis que la campagne est un lieu lourd de menaces. Aller à l’encontre des stéréotypes faisait partie de vos intentions de départ ?

Oui, c’était important d’éviter les stéréotypes. Le personnage de Joana quitte sa campagne à la suite d’une tragédie et ç’aurait été facile d’idéaliser ce type de personnage mais je tenais justement à ce qu’elle ne soit pas parfaite, qu’un jour elle puisse avoir de l’humour et que le lendemain elle soit de mauvaise humeur. J’ai beaucoup travaillé avec les actrices pour qu’elles rendent leurs personnages le plus humain possible. Je voulais éviter le cliché qui veut que monter à la ville signifie forcément réussir, d’ailleurs Joana ne trouve qu’un emploi précaire, mais je ne voulais pas être artificiellement pessimiste non plus. Sa situation ne l’empêche pas de se trouver une nouvelle famille, une communauté.

Les personnages de la deuxième partie ont quant à eux une vision idéalisée de la vie à la campagne, elles s’imaginent une vie plus simple et paisible mais elles se retrouvent confrontée à la dure réalité, à savoir que cela exige un travail physique quotidien. La campagne où elles vivent est aussi différente de celle qu’elles imaginaient dans le sens où il s’agit d’une région entourée de gigantesques complexes agricoles qui détruisent la nature. C’est d’ailleurs pour cette raison que ma deuxième partie possède une dimension apocalyptique. Quand je revois cette deuxième partie, je réalise à quelle point elle traduit l’atmosphère qui régnait dans nos vies au moment du tournage puisque nous avons tourné pendant le Covid et pendant la présidence de Bolsonaro et qu’on avait doublement l’impression qu’on ne verrait jamais le bout du tunnel.



Vous évoquez là la dimension politique du film. Êtes-vous d’accord si l’on envisage effectivement Cidade; campo comme une invitation à réinventer notre relation à la nature et donc aux autres?

A la nature et à nos ancêtres. Et là encore les personnages le vivent différemment. Joana a vécu un deuil, pour avancer elle doit apprendre à laisser le passé derrière elle, y compris ce fils dont elle a perdu la trace. Flavia vit l’inverse : elle se reconnecte à son histoire familiale, apprend qui étaient son père et sa grand mère. Or ce rapport à ses ancêtres se traduit par son rapport à la nature : elle est d’abord effrayée d’entendre la nature lui parler puis elle finit par l’accepter.

Flavia est très différente des héroïnes habituelles du cinéma fantastique, y compris physiquement. Qu’est-ce qui vous a amenée à caster l’actrice Mirela Façanha dans ce rôle ?

Au fil de le création du film, il m’est apparu de façon de plus en plus claire à quel point je tenais à avoir un personnage comme ça. En effet, j’ai vite réalisé à quel point le film était rempli d’échos de mes expériences et relations personnelles. Tout comme Flavia, j’ai perdu mon père et j’ai réalisé que je ne savais presque rien de l’histoire de sa famille. Du côté de ma mère je sais beaucoup de choses mais du côté de mon père, je sais juste que nous sommes d’origine Guarani, un groupe de population indigène. Le personnage de Flavia a beaucoup de points communs avec moi et je tenais à me sentir représentée, y compris en tant que personne grosse. Plus j’y pensais, plus c’était flagrant que les personnes comme moi n’étaient que très rarement représentées au cinéma. La directrice de casting et moi avons beaucoup travaillé pour composer un ensemble de comédiennes diversifiées.



Vous filmez des personnages queer dans leur vie de tous les jours et pourtant on a quand même l’impression de n’avoir que très rarement croisé ce type de représentation avant. Comment avez-vous abordé cette question-là à l’écriture ?

Étant moi-même une personne queer, ces représentations me tenaient à cœur. Je voulais faire le portrait d’un couple queer dont les problèmes n’ont strictement rien à voir avec le fait qu’elles sont queer : ce sont des personnages confrontés à la mort, au travail, aux mêmes problèmes que tous les autres êtres humains. Les actrices ont beaucoup aidé à atteindre ce réalisme auquel je tenais énormément.

La scène où Flavia et ses amis prennent de la drogue au coin du feu évoque autant une pyjama party d’ados qu’un rituel de sorcière. Qu’est-ce que vous avez souhaité évoquer à travers cette séquence ?

Ce que les personnages prennent dans cette scène c’est de l’ayahuasca. Pour beaucoup de populations indigènes d’Amérique latine il s’agit d’une plante sacrée, même s’il s’agit en réalité d’un mélange de deux plantes. Ce n’est pas considéré comme une drogue mais comme un médicament naturel et un outil pour soigner des maladies, élargir ses horizons et entrer en contact avec une autre dimension. Encore aujourd’hui l’ayahuasca est très important et reste utilisé dans les rituels de différents groupes et différentes religions.

A ce moment-là du film, Flavia décide d’en prendre pour la première fois car elle ressent le besoin de créer un contact avec son père. Je me rappelle avoir dit à l’actrice que Flavia n’était pas une croyante à proprement parler mais qu’elle avait envie de croire à tout cela. Là encore, le personnage est clairement inspiré de moi-même. J’aimerais croire aux fantômes et à la vie après la mort mais je demeure sceptique. Je suis comme partagée et d’ailleurs tous mes films parlent de ça. C’est précisément cette ambivalence que j’ai souhaité mettre en scène dans cette séquence.



En parlant de vos anciens films, le plan d’ouverture de Cidade; campo (où la ville se déploie au loin et les quartiers modernes semblent inaccessibles) fait écho à un plan très similaire dans Les Bonnes manières. Qu’est-ce qui a motivé ce clin d’œil?

Ce n’était pas du tout conscient (rires), c’est juste que j’adore cette image. J’aime utiliser la composition de l’image et le cadrage pour mettre en scène les contraintes et les oppositions, et la ville de Sao Paulo s’y prête facilement. Dans Les Bonnes manières, cette image sert à confirmer qu’on est bien dans le registre du conte, puisque c’est du matte painting qui sert de toile de fond. Dans Cidade, elle véhicule quelque chose de beaucoup plus réaliste, du moins avant que tout bascule (rires).

Est-ce que vous classez Cidade; campo parmi les films fantastiques, au même titre que vos œuvres précédentes ?

J’aime à penser qu’il s’agit d’un film fantastique existentiel. C’est un film sur les rêves et les fantômes, tout simplement.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 21 mars 2024. Un grand merci a Isabelle Buron.

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