Entretien ElleMáijá Tailfeathers & Kathleen Hepburn

Quand on pense à un film tourné entièrement en plan séquence, on imagine assez rapidement un tour de force spectaculaire. Il y a un tour de force dans The Body Remembers When the World Broke Open, mais celui-ci est subtil, feutré et d’une grande délicatesse. Le premier long métrage des Canadiennes Elle-Máijá Tailfeathers & Kathleen Hepburn raconte la rencontre inopinée, à un coin de rue, entre deux femmes qui un héritage natif commun : l’une est amérindienne, l’autre est métisse amérindienne et sami. L’une est en détresse, l’autre va essayer de l’aider. C’était l’une des belles révélations de la Berlinale. ElleMáijá Tailfeathers & Kathleen Hepburn sont nos invitées de ce Lundi Découverte.

Quel a été le point de départ de The Body Remembers When the World Broke Open ?

ElleMáijá : Il y a quelques années, j’ai rencontré une jeune femme indigène, debout et pieds nus sous la pluie, à une intersection assez fréquentée dans mon quartier est de Vancouver. Comme Rosie, elle était dans un état de détresse et n’avait aucun lieu sûr où aller. Alors je l’ai ramenée à la maison, chez moi. Durant ces quelques courtes heures, un lien de sororité a grandi entre nous, qui avait beaucoup à voir avec une compréhension mutuelle de notre histoire commune. Je ne l’ai jamais revue et je continue à penser à elle souvent. Finalement, j’ai décidé que je voulais honorer notre expérience à travers mon travail de cinéaste.

Il est également important de parler de l’origine du titre du film. The Body Remembers When the World Broke Open est un titre emprunté à un essai du poète intellectuel cri, BillyRay Belcourt. En recherchant les mots qui exprimeraient au mieux la fragilité, la force et la connaissance intime de deuil colonial, ainsi que l’expérience vécue par des femmes indigènes comme Rosie, nous avons cherché l’inspiration chez les poètes indigènes. C’est de cette façon que nous sommes tombés sur ce titre. L’essai de Belcourt essai est une réponse à un artiste alutiiq, Tanya Lukin-Linklater, et à sa vidéo In Memoriam dont les thèmes sont proches de ceux du film.

Comment avez-vous préparé le long plan séquence qui constitue le film ? Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce choix visuel qui est aussi un choix narratif ?

ElleMáijá : Au départ, j’ai pensé que cette histoire pourrait peut-être faire l’objet d’un court métrage. Mais je savais qu’un court métrage ne pourrait pas englober ces moments passés à deux – les moments de silence et de difficulté pour trouver le mot juste ou la bonne chose à faire. Ainsi, la décision de raconter l’histoire en temps réel est venue tout à fait naturellement. C’est l’histoire qui l’exigeait.

Ayant moins d’expérience dans la réalisation de films « narratifs », j’ai suggéré à Kathleen l’idée de co-réaliser le film. Je trouve que le processus de co-réalisation est une expérience profondément enrichissante, surtout lorsqu’on travaille avec d’autres femmes. J’ai senti que Kathleen et moi avions toutes les deux certaines qualités qui, lorsqu’elles étaient associées, ne pouvaient que renforcer le projet. Après l’arrivée de Kathleen, nous avons convenu que le film devait tenir dans cette courte période de temps, et que le tournage en plan séquence servirait mieux notre histoire. En tant qu’actrice au théâtre, je me suis souvent sentie plus comblée et stimulée d’un point de vue créatif durant les répétitions d’une part, et lorsque je pouvais jouer d’une traite et sans interruption. Il y a une certaine magie qui peut se produire par la possibilité d’échec et d’improvisation. Chaque prestation est différente et cela nécessite une énergie incroyable. Violet Nelson, notre actrice principale, n’avait jamais joué avant et nous avons estimé que le tournage chronologique serait. Comme on l’aurait fait au théâtre, nous avons passé 4 semaines à répéter avec Violet.

Kathleen : Nous avons choisi d’utiliser le plan séquence afin de suivre un processus plus expérimental pour les acteurs, comme pour donner au public le sentiment d’être pris au piège, dans la situation des protagonistes, sans savoir comment et quand cette expérience va se terminer. Comme nous avons décidé de tourner en 16mm, il a fallu une logistique assez complexe. Nous avons décidé d’incorporer un repère toutes les 8/10 minutes par sécurité. Notre directeur de la photographie Norm Li a développé un processus dit de « transition en temps réel » qui consistait à avoir une deuxième caméra prête à l’emploi, de sorte que les actrices auraient pu continuer avec seulement quelques secondes de pause.

Afin d’exécuter l’ensemble du processus, nous avons d’abord longuement répété avec le casting, comme on le ferait dans le théâtre, afin qu’ils puissent jouer l’ensemble du film dans son intégralité. Nous avons ensuite eu une semaine de répétition complète avec l’équipe et la caméra pour chorégraphier le voyage. Ce fut une semaine très stressante pour l’équipe, qui a dû préparer chaque emplacement, envisager les variations d’éclairage et le timing général. Mais une fois que nous avons commencé à tourner (nous avons tourné un prise par jour pendant cinq jours), le processus a été tout à fait libérateur parce qu’il nous a permis de nous concentrer sur l’histoire au sens le plus large et d’abandonner l’idée de contrôler chaque détail.

Tous les personnages de votre film sont des femmes, mais dans quelle mesure diriez-vous que The Body Remembers traite aussi, en particulier, de la situation des femmes indigènes ?

ElleMáijá : The Body Remembers When the World Broke Open raconte la force insaisissable et l’amour partagé entre les femmes indigènes. Il parle de la puissance d’un type de parenté qui va au-delà du sang. Une parenté qui peut naître d’une histoire commune, d’une douleur et d’une survie partagées, et d’une compréhension partagée du fait que le poids du passé et du présent colonial s’incarne non seulement en nous-mêmes, mais continuera à se manifester dans les générations à venir.

Il n’a pas de réponses simples à la violence et le film s’adresse plutôt à l’esprit, à l’intangible, aux mondes possibles qui naissent lorsque des étrangères se rencontrent en dehors des cadres violents du colonialisme et du patriarcat. Rosie et Aila ont hérité d’un passé, d’un présent et d’un avenir qui cherchent à nier leur existence en tant que femmes indigènes, mais, comme beaucoup d’autres, elles survivent. Chaque souffle est un acte de résistance, une lutte pour la souveraineté du corps et de l’esprit, et un acte d’amour et de construction pour les futurs ancêtres. Pour citer l’essai de BillyRay Belcourt : « En ces temps de soi-disant de réconciliation, les artistes indigènes sont priés d’envisager positivement l’avenir postcolonial, mais nous souffrons encore aujourd’hui et nous n’avons pas fini d’essayer de comprendre comment activer une survie collective ».

Kathleen : Je pense qu’il y a beaucoup de strates dans l’histoire du film, et celle-ci résonnera chez des femmes de différents milieux. Mais en racontant cette histoire, nous voulions avant tout représenter la véritable expérience des femmes indigènes vivant dans cette ville. Il y a beaucoup de détails dans le dialogue, dans les décors et la mise en scène qui parlent de cela, comme le langage presque codé qu’elles utilisent lorsqu’elles évoquent leur communauté et le “bon vieux temps”, ou les non-dits qui planent sur la vie quotidienne de Rosie. Qu’il s’agisse des effets continus de la violence coloniale sur les jeunes indigènes, ou de la célébration de la maternité indigène, notre intention était d’être aussi honnête que nous le pouvions dans la façon dont nous avons dépeint la relation de ces deux femmes. Malheureusement, la vérité est que les jeunes indigènes sont largement surreprésentées dans les services de protection de l’enfance, et que les femmes indigènes sont presque trois fois plus susceptibles d’être victimes de violence que les femmes non indigènes au Canada. Mais nous avons aussi estimé qu’il était très important de représenter l’incroyable force de cette communauté, c’est pourquoi nous voulions que les deux héroïnes créent un véritable lien affectueux en forme d’espoir pour l’avenir.

Quels sont vos cinéastes favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?

ElleMáijá : Je ne prends pas mon rôle de storyteller à la légère car, dans ma communauté, certains modes de représentations et certaines considérations éthiques existent depuis des milliers d’années. Je souhaite retrouver cette même éthique chez d’autres artistes, c’est pourquoi je me tourne le plus souvent vers d’autres créateurs, décideurs et leaders indigènes. Nous devons tant à ceux qui ont commencé ce travail bien avant nous, mais aussi aux jeunes qui portent en eux amour féroce pour ce travail et pour nos communautés.

Il est impossible de nommer tout le monde mais je trouve le travail de ces personnes particulièrement stimulant : Alanis Obomsawin, Rebecca Belmore, Merata Mita, Tracey Moffat, Lisa Jackson, Tasha Hubbard, Alethea ArnuqukBaril, Helen HaigBrown, Zoe Leigh Hopkins, Danis Goulet, Caroline Monnet, Marie Clements, Laura Ortman, Thirza Cuthand, Chandra Melting Tallow, Gabrielle L’Hirondelle Hill, Amanda Kernell, Taika Waititi, Warwick Thornton, Marja Helander, Marja Bål Nango, Joi Arcand, BillyRay Belcourt, Leanne Simpson, Tanya LukinLinklater, Tenille Campbell, Katherena Vermette, Erica Violet Lee, Sandra Márjá West, Máret Ánne Sara, Marianne Nicholson, Tracey Rector, Asinnajaq, Candy Renae Fox, Sigbjørn Skåden, Marry Somby, Ciara Lacey, Razelle Benally, Amie Batalibasi, Chelsea Winstanley, Quill ChristiePeters, Ellen Van Neerven, Kelsey Sparrow, Beric Manywounds, Madeline Terbasket, Damien Eaglebear, Alex Lazarowich, ainsi que tous les jeunes qui ont travaillé au sein de notre Indigenous Youth Mentorship Program.

Kathleen : Je m’intéresse à beaucoup de réalisateurs dont l’œuvre est marquée par un réalisme social, comme Andrea Arnold, Mike Leigh ou Kelly Reichardt qui m’inspirent. Je suis également une fan de Maren Ade, Hirokazu Kore-Eda et Andrei Zviagintsev. Je trouve Alice Rohrwacher si talentueuse et passionnante. J’ai également vu Öndög de Wang Quan’an à la dernière Berlinale, c’est un film à la fois très beau et qui a quelque chose de provoquant.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

ElleMáijá : Tout récemment, j’ai été stupéfaite par l’écriture d’une autrice yugambeh, Ellen Van Neerven. Son livre Heat and Light est très émouvant et ne ressemble à rien de ce que j’ai pu lire avant. Elle est tout simplement brillante.

Kathleen : Ce n’est pas un nouveau talent mais écouter Ildikó Enyedi parler dans un panel de neuf réalisateurs où elle était la seule femme m’a donné le sentiment de découvrir une nouvelle héroïne. Elle était si attachante et humble à côté de tous les egos ultra-confiants qui étaient à côté d’elle. Mais en ce qui concerne les nouveaux cinéastes, il y avait un beau documentaire que j’ai vu l’année dernière appelé A Little Wisdom par Yuqi Kang qui m’a vraiment frappée alors que ce n’est qu’ un premier long métrage.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 22 avril 2019. Un grand merci à Kathleen McInnis et Tyler Hagan.

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