Berlinale | Entretien avec Yuyan Wang

Dans The Moon Also Rises, présenté en compétition courts métrages à la Berlinale, la Chinoise Yuyan Wang raconte un événement hors du commun : des lunes artificielles vont être envoyées dans le ciel afin d’abolir la frontière entre le jour et la nuit. C’est le point de départ d’un récit de science-fiction minimaliste où la paroi entre monde réel et artificiel s’efface. La cinéaste fait preuve d’une utilisation de la lumière et d’un sens de l’atmosphère remarquables. Yuyan Wang est notre invitée.


Quel a été le point de départ de The Moon Also Rises ?

Le film s’inspire d’une nouvelle qui a été largement diffusé sur les réseaux sociaux en 2018, lorsque des scientifiques chinois ont annoncé un projet ambitieux : le lancement de lunes artificielles. Ils envisageaient de mettre en orbite trois satellites réfléchissants au-dessus de certaines grandes villes chinoises, dans l’intention de brouiller les frontières entre le jour et la nuit. Ce programme a suscité un vif intérêt sur les réseaux sociaux à l’époque. Cependant, ces lunes mystiques n’ont jamais été concrétisées. Depuis, aucune mise à jour n’a été fournie, laissant derrière elles des informations éparses qui se sont multipliées dans les archives d’Internet.

Néanmoins, d’une certaine manière, ces lunes artificielles, ou l’idée d’une visibilité constante qu’elles représentent, font depuis longtemps partie de notre réalité, incarnée par des dispositifs lumineux omniprésents qui nous connectent au monde. Ils agissent comme des extensions de nous-mêmes, qui nous permettent de tout percevoir, de n’importe où.

De manière modeste, je tente de mettre en lumière ce projet avorté, en l’imaginant à une échelle plus personnelle : un espace domestique intime, baigné par les lueurs fluctuants de notre technosphère contemporaine. A travers de ce film, je souhaitais de saisir cette symbiose, en mettant en scène les routines quotidiennes et les moments ordinaires de la vie de mes parents, étendus par une quarantaine qui a distendu leur perception du temps, ainsi que leur effort d’adaptation au rythme effréné de la modernité dans un monde où les notions traditionnelles du temps semblent s’évanouir. Ce film est également un lettre adressée à nos corps, à la fois opaques et vulnérables, pris dans une époque obsédée par la quête incessante de visibilité de transparence et de connectivité.



Pouvez-vous nous parler de votre choix de couleurs et de cette dominance de violet dans votre film ?

L’apparition du violet s’est faite de manière presque spontanée, résultant des reflets émanant des appareils numériques, des gadgets lumineux décoratifs des maisons, ainsi que des éclairages urbains et des néons. Cette teinte aurait également pu être influencée par la décoration intérieure de mes parents, où le rouge sombre dominait, se mêlant au bleu caractéristique des écrans sans signal que j’ai utilisés comme source de lumière pendant le tournage. Ce mariage de couleurs a ainsi naturellement donné naissance à une ambiance violette cybernétique.



Comment avez-vous abordé la mise en scène de ce décor minimaliste pour suggérer une atmosphère proche de la science-fiction ?

Mes parents ont déménagé dans cette nouvelle maison pendant que je vivais à l’étranger. J’ai découvert plus tardivement cet espace au style étrange, imitant superficiellement l’Occident avec des décorations en plastique très saturées. L’ancien propriétaire avait laissé un poisson Arowana, que mon père a pris sous son aile, développant une obsession pour les décorations lumineuses autour de l’aquarium, qui sert maintenant de lampe pour le salon. Cela donne une dimension presque documentaire dans la mise en scène. C’était véritablement leur maison, marquée par leurs activités quotidiennes.

Je souhaitais construire la trame narrative à travers le son environnemental, en utilisant une série de micro-éléments sonores, incluant des fragments variés tels que des publicités pour des startups d’ingénierie environnementale, des émissions de vulgarisation scientifique, des tutoriels disponibles en streaming, des émissions radiophoniques de minuit ou des séances de méditation ASMR. Bien que subtils et presque imperceptibles, ces éléments sont essentiels à la construction du récit, agissant comme des syllabes qui, une fois assemblées, forment des phrases. Et c’était un défi de trouver un juste milieu entre l’environnement sonore et la traduction des sous-titres, dans le but d’éviter de réduire l’expérience à une simple lecture d’informations et de maintenir intactes l’atmosphère ainsi que la dimension sensorielle du film.



Toutes les mesures adressées aux personnages dans The Moon Also Rises sont annoncées par des voix apparemment neutres. Cette douceur crée paradoxalement un sentiment presque oppressant, comme une aliénation. Est-ce que c’est ce que vous souhaitiez transmettre ?

C’était effectivement un choix intentionnel. Toutes les voix présentes dans le film ont été générées par intelligence artificielle. Cela rappelle les voix que l’on entend dans certains programmes télévisés, ou dans des vidéos virales sur les réseaux sociaux : à la fois rassurante dans sa constance, et dérangeante par son absence d’affect qui reste imperturbable en toutes circonstances. Pour moi cette neutralité possède une texture plus intense sur laquelle nous pouvons projeter les contours complexes de notre relation avec la technologie.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent à l’écran ?

La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer.



Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 12 février 2024. Un grand merci à Léane Cordel et Thomas Hakim.

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