Festival Visions du Réel | Entretien avec Nelson Makengo

Le Congolais Nelson Makengo dépeint dans son documentaire Rising Up at Night une situation ubuesque : celle de Kinshasa, régulièrement plongée dans le noir en raison de coupures d’électricité. Le cinéaste fait le portrait collectif d’une communauté qui tente de s’organiser et relève ce défi singulier : celui de filmer cette obscurité. Rising Up at Night, dévoilé à la Berlinale, est en compétition cette semaine au Festival Visions du Réel. Nelson Makengo est notre invité.


Á l’origine de votre Rising Up at Night, il y a d’abord le court métrage Up at Night que vous avez réalisé en 2020, dans lequel vous filmiez déjà les conséquences des coupures d’électricité à Kinshasa. Qu’est-ce qui vous a donné envie de revisiter ce sujet sous la forme d’un long métrage ?

Le point de départ est en réalité antérieur, c’est un projet de recherche personnelle sur la ville de Kinshasa. Je voulais photographier la ville de nuit afin de créer une sorte de carte imaginaire de la ville. Il faut dire que les nuits de Kinshasa ne sont pas des nuits ordinaires. Ce ne sont pas des nuits normales dans le sens où il y a souvent des coupures de courant, et des quartiers entiers se retrouvent régulièrement sans électricité. Cela crée des sortes de zones hors du temps au cœur de la ville.

A l’origine, je n’avais pas pleinement conscience du problème que cela représentait de vivre ainsi sans garantie d’avoir de l’électricité. C’était en effet quelque chose de tout à fait normal et quotidien à mes yeux. Ce n’est que lorsque je me suis rendu pour la toute première fois à Paris pour participer à l’université d’été de la Femis en 2013, et que j’ai passé trois mois consécutifs sur place sans aucune coupure d’eau ou de courant, que j’ai pris conscience de l’anormalité de la situation de Kinshasa. Cet événement a profondément modifié ma perception de la ville, et c’est de là qu’est né mon désir de la reconstruire, d’une certaine manière, à l’aide d’une cartographie imaginaire. Cette idée, d’abord un peu abstraite, est devenue de plus en plus vivante à mesure que j’allais à la rencontre des habitants de Kinshasa. C’est là que j’ai réalisé que la parole était plus forte que la photographie, et qu’en alliant les deux je pouvais en faire un film.



Up at Night a été récompensé au prestigieux festival de documentaires IDFA et vous avez utilisé l’argent du prix pour acheter la caméra que vous avez utilisée pour ce long métrage, c’est bien cela ?

Oui, en tournant mon court métrage, j’ai senti qu’il y avait beaucoup de force dans la manière dont les gens s’appropriaient ma caméra. C’était quelque chose de très puissant. A la base, ce court métrage était pensé pour faire partie d’un projet d’installation vidéo dans le cadre d’une exposition d’art contemporain. Or, je me suis rapidement rendu compte au tournage que j’avais envie de filmer beaucoup plus de choses que ce que j’avais la place de montrer dans ce cadre-là. Jusqu’alors, je n’avais jamais été confronté à un processus de financement classique. J’ai donc découvert ce que c’était que de constituer des dossiers à remettre à tout un tas de commissions, qui répondent à leur tour qu’il manque toujours un document quelque part… Tout cela m’a ralenti mais pas suffisamment pour que je cesse d’avoir envie de réaliser un long métrage. Acheter ma propre caméra au lieu de me contenter d’en louer une, c’était donc un moyen de m’assurer davantage d’autonomie.

Quels éléments de contexte souhaitez-vous donner aux spectateurs qui ignorent la situation liée à la distribution de l’énergie à Kinshasa et qui vont la découvrir à travers Rising Up at Night ?

Le Congo possède plusieurs grands barrages électriques situés en dehors de la capitale et alimentés par le fleuve Congo. Je n’avais jamais réellement pris conscience de l’ampleur de ces barrages avant de me rendre directement sur place pour la première fois, pour des raisons personnelles. J’ai tout de suite réalisé à quel point c’était immense. Ces barrages produisent tant d’électricité que celle-ci est d’ailleurs partagée avec les pays africains voisins. Pourquoi alors notre propre capitale souffre-t-elle tant de problème de partage d’énergie ? Á cette situation s’est rajouté un autre projet, celui du complexe hydroélectrique Inga 3, qui va lui-même superviser plusieurs barrages. Cette concordance m’a fait sentir l’urgence de questionner la situation. Je voulais aller vers les gens pour savoir s’ils voyaient les choses de la même manière que moi.

C’est aussi à ce moment-là que j’ai réalisé que, tels ces barrages, la question du partage d’énergie est une question bien plus vaste que ce que j’avais initialement en tête. Derrière la question du partage de l’électricité ou de l’absence d’eau courante, il y a en effet un autre problème, un problème dissimulé, presque inconscient : pour beaucoup, vivre ainsi dans le noir est devenu une fatalité, une nouvelle normalité. Ça m’inquiète beaucoup. On s’est habitué au fait de ne jamais savoir quand aura lieu le retour à la normale. L’auto-préservation devient une sorte de réflexe et le problème dépasse la question de l’électricité : c’est une question de bien-être. Mon idée était donc d’aller à la rencontre de personnes luttant pour avoir accès à l’électricité de différentes manières, que ce soit en achetant un bout de câble électrique ou bien en priant pour la miséricorde divine.

Vous donnez effectivement une place inattendue aux prières dans le film.

L’attente d’un dénouement pousse en effet certains à laisser libre cours à leur ferveur religieuse. Le film envisage la question de la lumière sous différentes facettes et parfois, la foi remplace l’électricité. Ceci dit, je n’avais pas anticipé que cela prendrait au final tant d’ampleur dans le film. J’avais bel et bien pour projet initial de suivre un pasteur parmi d’autres personnes, mais j’ai rapidement réalisé qu’inconsciemment, tout dans le film devenait religieux, et cela précisément parce qu’il y a cette attente de quelque chose qui vienne enfin changer la donne. C’est vraiment un film sur la célébration de la lumière, peu importe le lieu, peu importe sa source, sa provenance.



Les personnes que vous suivez abordent rarement leur situation sous un angle politique. C’est quelque chose qui vous a surpris ?

C’est vrai qu’ils abordent rarement l’angle politique de façon frontale, leur approche est plutôt poétique et j’ai vécu cela comme un cadeau. Cela m’a beaucoup appris sur moi-même et l’endroit d’où je viens. Pourtant, la question politique se retrouve de la genèse du projet puisqu’en 2018 j’ai vécu ma première passation de pouvoir au Congo. Une alternance politique, un président qui laisse la place à un autre : c’était quelque chose de nouveau pour nous tous. Il y avait beaucoup d’attente à l’époque, un grand espoir de changement. On avait l’impression que les choses allaient changer automatiquement alors que tout projet politique prend beaucoup de temps. Les gens se demandaient alors ce qu’on allait bien pouvoir faire de cette ville de Kinshasa et c’était beau.

On entend dans le film la phrase « les gens d’ici ont cessé de rêver », qu’est-ce que cela signifie exactement ?

C’est une phrase qui était écrite dès le début, cela faisait partie de mes intentions de l’intégrer au film. Je ne sais pas si les habitants de Kinshasa rêvent dans le sens où il attendraient encore quelque chose, mais cela ne les empêche pas d’avancer et l’unique façon d’avancer c’est de se prendre soi-même en charge. Ils attendent sans attendre, d’une certaine manière.

Concrètement, comment met-on en lumière un film qui se déroule autant dans le noir ?

Ça, c’était la question au cœur même du film : comment filmer la nuit sans lumière ? Après tout, on parle de territoires où tous les repères géographiques sont effacés. En un sens, tout dans la ville devient alors connecté : il n’y a plus de frontières, de différences ou de hiérarchies. Nous avons bien sûr utilisé des torches LED et des lampes mais le défi a rapidement dépassé la question de l’éclairage pour devenir une question de narration, car dans ces endroits-là la notion de temps passe au second plan. Le meilleur moyen de raconter une histoire c’était alors de se connecter aux corps que je filmais. C’était difficile mais ce défi là était au cœur du film : comment, sans grands moyens de mise en scène, parvenir à retranscrire ce sentiment particulier de se trouver plongé dans le noir?

Votre travail particulier autour du son participe à cet effet d’immersion. Pouvez-vous nous en dire davantage sur cet aspect-là ?

En comparaison avec l’éclairage, c’était facile de travailler sur le son. Comme tout se passait de nuit, il fallait plus ou moins trouver le moyen de mettre en scène le son, et pour cela j’ai choisi de pousser le son a l’extrême, histoire de retrouver l’ambiance sonore de la ville. Parmi tous les ajouts, les sons additionnels et les différents mixages, je me suis amusé à utiliser beaucoup de sons enregistrés dans les rues de Kinshasa pendant la journée. Je les ai tout simplement rajoutés sur des images filmées de nuit et, sans que l’on s’en rende compte, cela change l’ambiance de ce que l’on voit car ce sont des sons vivants. Le jour de superpose à la nuit pour maximiser l’expérience.

Vous soulignez l’aspect vivant du film et c’est vrai que, même si le sujet est grave, il s’en dégage une dimension collective galvanisante.

Il y a beaucoup de préoccupations sociales majeures au Congo mais il est indéniable qu’il existe aussi une force qui nous pousse à avancer et cette force-la est très impressionnante. Prenez par exemple cette dame qui vit dans une maison inondée. Son fils essaie de la convaincre de quitter les lieux, lui expliquant qu’elle pourrait se noyer, mais elle lui répond très simplement qu’elle n’a nulle part ailleurs où aller. Cette façon d’envisager la nature humaine, c’est incroyable.

Cette scène a une origine particulière. A la base, mon désir était d’aller filmer les membres d’un club d’haltérophilie pour les écouter parler de leurs rêves et leurs espoirs, les entendre parler de la vie telle qu’elle devrait être. A force de rester avec eux, ils sont devenus mes amis et mes frères. L’un d’entre eux, nommé Davido, m’a un jour suggéré de venir filmer sa mère dont la maison était inondée. J’ai d’abord beaucoup résisté, puis une nuit il est venu me chercher chez moi à quatre heure du matin, on a du prendre une pirogue pour atteindre l’endroit et c’est alors que j’ai pleinement réalisé l’ampleur de la situation. C’est là que le film change, d’ailleurs. C’est là que le poids de la narration évolue.

Bien sûr, j’avais souvent entendu auparavant que certains quartiers se sont retrouvés inondés, mais en arrivant sur place, l’équipe et moi avons réalisé que nous n’avions pas anticipé l’effet que cela aurait sur nous, et que nous n’avions pas idée de comment mettre en scène ce que vous avions sous les yeux. Comment filmer des gens qui vivent sous l’eau ? Il nous a fallu du temps pour digérer cela. On nous a proposé de passer la nuit sur place mais j’ai à peine dormi.



Selon quels critères avez vous sélectionné les différentes personnes que l’on voit dans le film ?

Avant le début du tournage, j’avais des idées plus ou moins écrites mais c’est surtout en commençant à filmer que les premiers groupes se sont dégagés, comme celui de Davido. Ce qu’il y a d’intéressant avec cette manière de faire, c’est qu’une fois que tu as trouvé des gens qui s’intègrent facilement, tu peux toujours leur communiquer des idées mais eux s’emparent du film chacun à leur manière. À toi de les suivre ou non, en fonction de ce que tu estimes être bon pour le film. J’avais des idées de mise en place mais au final, ce que l’on te donne est forcément supérieur à tes attentes, c’est à toi de trouver l’équilibre.

Par exemple, si je souhaitais initialement filmer le pasteur pendant la nuit du 31 décembre, c’est à cause de la tradition qui veut que la plupart des églises pratiquent ce soir-là des veillées et qu’à minuit pile, la prière laisse place à ce qu’on appelle la transe. C’est un moment de bouleversement que je tenais à filmer mais ce soir-là, le pasteur m’a dit que le programme avait changé et qu’ils allaient tous se rendre sur un mont sacré un peu à l’écart du centre afin de prier pour l’avenir du pays. Je les ai suivis et c’était très enrichissant. La nuit est un cadre, chacun met ce qu’il veut dedans, et je voulais évoquer cette idée à travers ma caméra.

Dans les groupes que vous filmez, les femmes jouent souvent un rôle important.

Les communautés ont parfois besoin de personnes qui viennent les sensibiliser, les pousser à se prendre en charge, et ce sont souvent les femmes qui endossent cette responsabilité-là. Ce ne sont certes pas elles qui vont brancher les câbles électriques, et on les voit d’ailleurs attendre les ingénieurs pour ce faire, mais ce sont elles qui vont lancer une collecte collective pour l’achat de ce câble. Ce que je voulais filmer, c’est comment une organisation collective peut ainsi venir répondre à des questions primaires.

Peut-on considérer Rising Up at Night comme un portrait de Kinshasa ?

Oui, je voulais véritablement traiter la ville comme un personnage à part entière, pas seulement comment un lieu d’identification ou d’exploration. Ce que l’on perçoit de la ville, ça pourrait tout aussi bien reprendre ce qui se trouve à l’intérieur des personnes qu’on y croise.

Vous choisissez de clore le film sur un générique ou l’on entend différentes personnes se présenter et nous offrir leur vœux. D’où vous est venue cette idée ?

Le film se déroule plus ou moins à la période du nouvel an. Il y a alors dans Kinshasa une ambiance très festive qui se poursuit pendant le mois de janvier. Pendant toute cette période, de nombreuses émissions de radio invitent les auditeurs à enregistrer des messages pour présenter leurs vœux à leurs proches. Je trouve cette tradition géniale, j’ai donc moi-même profité du tournage pour enregistrer des personnes de façon aléatoire. Clore le film avec ce clin d’œil à une authentique tradition permettait de l’élargir son horizon.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 04 février 2024. Merci à Mirjam Wiekenkamp.

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