Entretien avec Yukiko Sode

Dévoilé au Festival de Rotterdam, Aristocrats raconte l’histoire de deux jeunes femmes qui, appartenant à des milieux totalement opposés, vivent dans la même ville (Tokyo) mais dans des mondes différents. La Japonaise Yukiko Sode dépeint de manière attachante comment la sororité permet de s’affranchir des barrières de classes. Aristocrats a été doublement primé à Kinotayo avant sa sortie française le mercredi 30 mars. La réalisatrice est notre invitée.


Quel a été le point de départ d’Aristocrats ?

Je dirais que le film est né en 2020. Au tout départ, je souhaitais raconter une histoire qui se déroule à Tokyo et que cela serve de prétexte pour documenter les conséquences de l’arrivée des Jeux Olympiques dans la ville. Mon but était de raconter en filigrane qu’est-ce que cela faisait aux jeunes Japonais de vivre au cœur d’une société qui a été entièrement pensée et créée non pas par eux mais par une classe aristocratique, puisque c’est cette classe qui est à la tête des Jeux. Ceux-ci n’ont finalement pu avoir lieu, en raison de la situation sanitaire catastrophique du coronavirus, mais les problèmes de la société japonaise que je souhaitais dépeindre n’ont pas disparu. Au contraire, j’ai réalisé que la confusion générale qui régnait alors les a encore davantage mis en évidence.

La ville est en effet omniprésente dans le film. Dans quelle mesure diriez-vous qu’au-delà de ce récit d’émancipation féminine, Aristocrats est aussi un film sur Tokyo ?

Tokyo est une ville aux multiples facettes. Le moyen le plus flagrant de s’en rendre compte c’est de comparer les images et les réputations extrêmement différentes que la ville évoque chez des gens. C’est tout aussi manifeste quand on regarde ne serait-ce qu’un plan de la ville. Que ce soit en vertical ou en horizontal, la ville est quadrillée, séparée en zones et quartiers distincts. Si vous habitez Tokyo, il n’y a que très peu de chances que vous fassiez la connaissance de quelqu’un qui habite ou fréquente un quartier différent du vôtre. La plupart des Tokyoïtes ne sont en contact qu’avec celles et ceux qui vivent dans leur voisinage. Or, penser l’organisation de la cité, remettre en question sa structure, c’est le premier pas vers une réflexion sur les disparités entre classes sociales. Prendre du recul sur son propre mode de vie, c’est le meilleur moyen de prendre soin des autres.

Pouvez-vous nous parler de vos choix esthétiques pour traduire visuellement les différences entre les parcours parallèles de Hanako et Miki?

A dire vrai, les différences entre leurs parcours se sont imposées dès l’écriture. Leurs modes de transports sont différents (l’une prend le taxi, l’autre un vélo), mais c’est aussi le cas des restaurants qu’elles fréquentent (salons de thé d’hôtels de luxe ou bien izakayas bon marché) et bien sûr leurs lieux de résidence (la maison de l’une est si bien achalandée qu’elle ressemble à une véritable vitrine de magasin d’ameublement, tandis que l’autre loue une chambre modeste qu’elle a probablement dû meubler en se débrouillant).

C’était un moyen de mettre en avant un sous-entendu récurrent du film, et de la société japonaise dans son ensemble : à savoir que les femmes de l’aristocratie auraient beau avoir un mode de vie supérieur, elles obéiraient souvent à une mode jugée dépassée ou ringarde. En revanche, les filles de milieux modestes travailleraient dur pour s’acheter des sacs de marque et s’habiller élégamment à la dernière mode. Ce que raconte le film à travers cela, c’est l’histoire commune des gens qui viennent habiter à Tokyo sans y être nés : quel que soit leur milieu social d’origine, ils ne maîtrisent pas entièrement les codes sociaux de la ville et ils sont condamnés à y rester des satellites, à rester en périphérie.

Quel.le.s sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent?

J’admire énormément le réalisateur taïwanais Edward Yang. D’ailleurs, je peux même vous dire qu’au moment d’écrire Aristocrats, je me suis directement inspirée de son film Confusion chez Confucius.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu l’impression de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

Tous ces derniers temps, je puise mon courage chez les jeunes créateurs que je rencontre. Qu’il s’agisse de questions sociales ou politiques, ma génération passe son temps à se lamenter du status quo, mais la nouvelle génération d’artistes essaie d’agir selon une nouvelle approche qui leur est propre. J’ai l’impression d’avoir ouvert un dialogue entre les générations avec ce film, du moins je l’espère. J’espère surtout être restée le plus ouverte d’esprit possible.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 15 février 2021. Un grand merci à Yasushi Miyamae et Yasuyuki Nagano.

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