Festival New Directors New Films | Entretien avec Sudabeh Mortezai

L’Autrichienne Sudabeh Mortezai avait déjà été remarquée avec son premier long métrage de fiction, Le Petit homme. Mais avec son second, Joy, la cinéaste a frappé fort et a cumulé une montagne de prix dans pratiquement tous les festivals où le film est passé depuis septembre dernier. Complexe et impressionnant, Joy raconte le destin d’une jeune Nigériane prise dans le cercle vicieux du trafic sexuel en Europe. Sudabeh Mortezai fait partie des invités du Festival New Directors New Films, et nous en dit plus sur ce film dont vous devriez entendre parler cette année…

Quel a été le point de départ de Joy ?

J’ai lu un livre qui parlait du trafic de Nigérianes en Europe et j’ai été intriguée et choquée par ce cycle d’exploitation dans lequel des femmes proxénètes, des dénommées « Madame », exploitent des jeunes femmes. Alors qu’elles sont elles-même d’anciennes victimes du trafic sexuel. Ce cercle vicieux brouille les frontières entre la victime et ceux qui l’exploitent ; et j’ai su que je devais en faire un film pour explorer cela en profondeur.

Pouvez-vous nous en dire davantage sur la première scène de votre film ? Pourquoi avez-vous souhaité débuter votre film ainsi ?

C’est un rite juju, une sorte de rituel magique organisé dans le sanctuaire d’un docteur natif du Nigeria. Ces docteurs, ou prêtres-juju, jouent un rôle essentiel dans ce trafic et son business. Quand une femme ou une fille veut aller en Europe, on l’emmène au sanctuaire. C’est là que le docteur pratique un rituel, généralement avec un sacrifice animal. Il prend des parcelles du corps de la femme, des cheveux, des ongles, du sang. Et il lui fait jurer de payer ses dettes à Madame et de ne jamais appeler la police. Si elle désobéit, elle mourra. Ce serment a un puissant pouvoir sur les femmes. Elles y croient fermement et c’est un mécanisme de contrôle très efficace.

En débutant le film par ce rituel, j’ai voulu projeter les spectateurs directement dans le monde de ces femmes. C’était à mes yeux important de commencer le film avec une expérience viscérale qui donne le ton dès le départ.

Joy décrit une situation très complexe qui n’élude pas l’ambiguïté de la nature humaine. Dans quelle mesure diriez-vous que votre expérience de documentariste vous a été utile pour faire un film tel que Joy ?

Je pense que mon background de documentariste est essentiel dans ma façon de faire des fictions. J’aime effacer les frontières entre le documentaire et la fiction. Dans Joy, je voulais atteindre une sensation à la fois brute et authentique. Je voulais immerger le public dans l’histoire, lui faire vivre l’histoire de Joy plutôt que de la regarder dans un fauteuil avec une distance de sécurité. Comme pour Le Petit homme, j’ai travaillé avec des acteurs débutants et ai fait appel à l’improvisation. Cela nous a menés vers une narration très naturaliste, presque documentaire. Et nous a permis de montrer la complexité et l’ambiguïté que l’on trouve dans des situations réelles, plutôt que d’aller chercher une narration plus policée et « parfaite ».

Comment avez-vous trouvé vos actrices et collaboré avec elles sur de tels rôles ?

Joy est un film de fiction, j’ai travaillé à partir d’un scénario mais comme je vous l’ai dit les scènes et dialogues ont été entièrement improvisés. Le casting est essentiel dans ce type d’approche. Nous avons fait beaucoup de casting de rue dans la communauté nigériane de Vienne. Et durant ce processus, on a commencé à improviser avec les acteurs. J’ai été très chanceuse de trouver ces femmes extrêmement talentueuses, en particulier Joy Alphonsus, qui par sa présence porte tout le film.

J’aime tourner dans l’ordre chronologique et je ne donne pas le scénario à lire aux acteurs. Je parle avec eux de leurs personnages, de l’histoire, mais pendant le tournage je tiens à ce que tout soit suffisamment spontané pour qu’on se concentre sur ce qu’on a à tourner chaque jour, sans réfléchir à ce qui va suivre. Bien sûr, c’était important que les acteurs aient le désir de s’engager dans cette aventure avec moi, et qu’on construise une relation basée sur la confiance. C’était une clef pour réussir à travailler ainsi.

Comme pour Le Petit homme, vous avez collaboré avec le directeur de la photographie Klemens Hufnagl sur Joy. Comment avez-vous décidé du style visuel approprié pour raconter cette histoire ?

Avec Klemens Hufnagl, nous souhaitions avant tout installer une intimité, qu’on ait le sentiment d’être proche des personnages. Regarder ce film doit être une expérience viscérale. Nous avons parlé du style visuel qui devait être presque comme si l’une des femmes prenait la caméra et filmait sa propre vie. Des photographes comme Nan Goldin ou Larry Clark ont servi d’inspiration, avec cette façon qu’ils ont de documenter la vie de leurs proches de manière très intime et personnelle. Cette sorte de crudité et d’intimité nous intéressait, c’était aussi un choix conscient de ne pas chercher le plan parfait.

Une autre inspiration visuelle vient des séries de photos réalisées par l’Italienne Elena Perlino, qui a documenté la vie de Nigérianes en Italie (le livre regroupant ces photos s’appelle Pipeline). Et un facteur important a été de trouver une façon de travailler permettant de très longues prises à l’épaule lors de scènes improvisées. Nous savions que nous allions avoir besoin de bien plus d’éclairages que sur Le Petit homme qui a été tourné presque entièrement en lumière naturelle. Joy se déroule souvent la nuit et dans le noir, dans des espaces confinés comme des prisons. Par conséquent, nous avions besoin d’un gros travail sur l’éclairage pour saisir l’atmosphère et en même temps je voulais éviter les techniques classiques qui nécessitent beaucoup d’attente entre les prises pour les acteurs. C’était un sacré défi et je suis très heureuse de ce que Klemens a créé.

Quel est le dernier film où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf ou de découvrir un nouveau talent ?

Deux films de l’an passé me viennent spontanément à l’esprit : Border de Ali Abbasi et Heureux comme Lazzaro de Alice Rohrwacher. Ce sont deux films très impressionnants et très spéciaux que j’aime beaucoup. Ce que j’ai apprécié en particulier, c’était cette manière de raconter et de filmer qui leur est propre. J’ai hâte de voir d’autres films de ces cinéastes.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 8 janvier 2019.

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