Entretien avec Rahat Mahajan

The Cloud Messenger était l’une des grandes révélations au récent Festival de Rotterdam. L’Indien Rahat Mahajan raconte une histoire d’amour dans une école au cœur de l’Himalaya. Ce récit légendaire est un pari esthétique fou, un film envoûté et envoûtant à la fois. Rahat Mahajan est notre invité de ce Lundi Découverte.


J’ai lu que The Cloud Messenger avait nécessité une très longue gestation. Pouvez-vous nous en dire davantage sur le travail nécessaire pour finaliser ce projet ?

Comme le film se déroule à la Lawrence School Sanawar, le pensionnat où j’ai étudié quand j’étais enfant, la première version que j’ai commencé à écrire en 2010 était presque autobiographique. C’était un récit consacré aux événements dont j’ai été témoin au cours de mes 9 années passées à étudier à l’école, avec beaucoup de place laissée à ce que je qualifierais de sous-culture de l’internat. Je sentais qu’il y avait beaucoup d’idées exploitables, mais le scénario n’était pas totalement prêt et j’ai eu besoin de soutien externe. J’ai donc décidé de voyager aux États-Unis pour mon MFA à l’Art Center College of Design afin de le développer davantage avec plusieurs mentors, mais principalement avec J.P. Guenes. J’ai fait une première tentative de tournage en 2011, puis en 2015. Si ces tournages ne se sont pas concrétisés, la raison en était à chaque fois mon propre mécontentement vis-à-vis de l’histoire et non pas des circonstances extérieures.

J’ai mûri et ma propre vision du monde s’est approfondie. J’ai commencé à envisager le processus d’écriture comme un exutoire où mêler des impressions personnelles et des émotions profondément ancrées. Je me suis mis à puiser dans mes propres rêves et à les utiliser dans le récit, plutôt que d’exploiter mes souvenirs de manière littérale. Ainsi, le processus d’écriture est devenu mon propre rite de passage ; le film est passé d’une histoire de pensionnat à une histoire d’amour intemporelle.



Qu’est-ce qui vous a décidé à utiliser des éléments du Kutiyattam (danse théâtrale traditionnelle su sud de l’Inde, ndlr) comme outil narratif ?

Quand j’ai commencé à écrire le scénario, j’ai rêvé une nuit qu’un interprète de Kutiyattam était le narrateur du film. La forme m’était complètement étrangère et tous ceux avec qui je partageais l’idée la remettaient en question car ils pensaient qu’elle n’allait pas avec une histoire se déroulant dans un pensionnat de l’Himalaya, et pourtant je suis resté intrigué par cette pensée et je ne l’ai jamais retirée de mes brouillons. En 2015, je suis tombé sur un livre intitulé Film Form de Serguei Eisenstein, dans lequel il a consacré un chapitre entier à établir des parallèles entre la forme théâtrale japonaise du Kabuki et le montage. Cela m’a vraiment conforté dans mon idée d’utiliser le Kuttiyatam. Ma recherche m’a conduit à Kapila Venu qui a ensuite joué l’interprète kutiyattam et a également dirigé les performances traditionnelles qu’on voit dans le film.

C’est Kapila qui a apporté les autres formes de Kathakali et de Theyyam présents dans le film, en fonction de ce qui lui paraissait le plus approprié. Une fois que nous avons déterminé tout cela, j’ai réécrit le scénario et ajouté ces parties de manière organique. J’ai tenté avec sincérité de créer une mythologie indienne contemporaine en mêlant les formes les plus anciennes de la narration (le théâtre indien antique) avec la plus récente (c’est-à-dire le cinéma).



Que souhaitiez-vous transmettre avec votre utilisation du ralenti ?

On pourrait dire que ce film est la rencontre entre l’éternité des océans et la roue du temps. Afin de retranscrire cette rencontre de façon la plus naturelle possible, j’ai choisi d’utiliser un taux élevé d’images par secondes. Par exemple, lorsque les protagonistes se rencontrent et se rapprochent, ils deviennent comme des embarcations prises à la dérive dans le courant de la vie quotidienne du pensionnat. Ce quotidien banal autour d’eux devient alors comme un torrent. C’est comme si le temps s’écoulait littéralement autour d’eux, comme si tout est prêt à basculer dans le rêve. Chaque mouvement de caméra et chaque mouvement à l’intérieur du cadre ont été pensés en amont, presque comme une performance de Kutiyattam ou de Kathakali. Le montage crée également un rythme supplémentaire, où la rapidité laisse soudain place à des suspensions pour mieux traduire la Rasa (l’émotion) interne des protagonistes.



Comment avez-vous sélectionné les lieux de tournage de The Cloud Messenger ? Pouvez-vous nous parler de votre choix de tourner dans cette région en particulier de l’Inde ?

Le lieu de tournage principal du film est l’internat où j’ai étudié quand j’étais enfant. J’ai d’innombrables souvenirs et impressions de l’école gravés dans mon être depuis mes 8 ans. En travaillant sur le scénario, j’ai gardé à l’esprit le plan et le lieu, et je me suis même souvenu de l’odeur de cet endroit ; mes souvenirs étaient particulièrement vifs. Ainsi, le processus d’écriture était extrêmement précis, c’était presque comme un journal intime. Les lieux eux-mêmes permettaient d’imaginer la mise en scène. Comme je suis très inspiré par mes propres racines, ma terre et mon patrimoine culturel, j’ai utilisé ma terre ancestrale de la vallée de Kangra dans l’Himalaya et filmé dans plusieurs endroits historiques, des temples, des forêts et d’autres lieux emblématiques de la région.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Robert Bresson, Serguei Parajanov et Amit Dutta. En ce qui concerne Parajanov, je me suis avant tout inspiré d’Ombres des ancêtres oubliés. C’est d’ailleurs l’un des seuls films que je considère comme une source d’inspiration (en esprit, davantage qu’en termes de contenu) pour mon film. Je lui ai même rendu directement hommage à travers certains plans. Je considère Robert Bresson comme mon maître absolu. Revoir ses films et relire ses écrits m’apportent de l’humilité tout en confirmant le rapport que j’entretiens avec l’art cinématographique. Mon film est certes très différent de ceux de Bresson, mais c’est grâce à lui que j’ai pu prendre suffisamment confiance en moi pour imposer ma propre vision plutôt que d’imiter d’autres films. Il m’a également amené à envisager le cinéma comme davantage qu’un simple ensemble de technique, et plutôt comme un outil qui peut transformer les choses.

Amit Dutta est pour moi l’unique maître vivant de mon pays. Après de nombreuses recherches, j’ai eu l’opportunité de voir un de ses films (Nainsukh) en 2015. Il se trouve qu’au même moment, j’ai également eu l’occasion de le rencontrer et de travailler avec lui. Il habite dans la même région dont je suis originaire : le versant indien de l’Himalaya. C’était un privilège que d’apprendre à ses cotés. J’en ai davantage appris sur mon héritage culturel et sur l’histoire de l’art en l’écoutant et en regardant ses films que pendant toute mon enfance ou mon adolescence. Comme pour Bresson, travailler à ses côtés m’a apporté la confiance nécessaire pour suivre ma propre voie.



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, quelque chose d’inédit à l’écran ?

J’ai vu très peu de films ces cinq dernières années. C’est en partie une question de logistique puisque j’ai été très occupé à finir The Cloud Messenger en assumant différents postes (scénariste, réalisateur, chef-opérateur, producteur, décorateur, monteur). J’ai reçu beaucoup de soutien pendant la première phase de production, mais après l’arrivée du Covid en 2020, j’ai dû travailler en solitaire. Si j’ai vu peu de films pendant cette période, c’est aussi parce que je ne souhaitais pas être influencé, même de façon inconsciente. C’est seulement lors du Festival de Rotterdam que j’ai pris le temps de regarder des films tout neufs. J’ai été particulièrement touché par L’Enfant de Marguerite de Hillerin & Félix Dutilloy-Liégeois, qui concourrait également dans la compétition principale. Par la suite, j’ai été estomaqué de rencontrer les deux cinéastes : ils sont tous les deux si jeunes !


Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 25 février 2022.

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