Entretien avec Nino Martínez Sosa

Dévoilé en compétition au Festival de Rotterdam et désormais disponible sur Mubi, Liborio est le premier long métrage du Dominicain Nino Martínez Sosa. Ce film raconte, au début du 20e siècle, l’histoire d’un homme qui meurt et renaît avec le pouvoir de soigner les siens. Liborio mêle finement historique et fantastique, le tout mis en scène avec élégance. Nous avons rencontré son réalisateur.


Quel fut le point de départ de Liborio ?

En tant qu’immigrant, j’ai toujours été profondément attaché à la question de l’identité. Cela m’a donc beaucoup intéressé de faire des recherches sur ce guérisseur dominicain, ce leader messianique qui a cristallisé le mécontentement social et qui symbolisait parfaitement le mélange de races et de cultures que sont les Caraïbes. C’est pour cela que je suis allé assister à un congrès au musée dominicain d’anthropologie, où j’ai pu en apprendre davantage sur son personnage. Cela m’a permis d’observer des similarités entre Liborio et d’autres guides spirituels.

Le même weekend avait lieu les fêtes de San Juan, patron des provinces où vivait Liborio. J’ai pris une caméra avec moi et j’ai été voir ce à quoi cela ressemblait. Ce que j’y ai vu à dépassé mes attentes : une communauté très ouverte, de la nourriture pour quiconque venait y assister, une immense congressiste, chacun apportant des offrandes et promettant repentance tout en chantant et dansant sur des hymnes puissants. Contrairement à ce que je croyais, le mythe de Liborio était encore vif et contemporain.

C’est là que j’ai commencé à nouer des liens avec les liboristes d’aujourd’hui, et nombre d’entre eux se retrouvent aujourd’hui dans le film. Ce que je lis dans l’histoire de Liborio, c’est le triomphe des déshérités, mais aussi le triomphe face à la mort. Ce que Liborio a pu vaincre, c’est la peur universelle qui relie tous les humains entre eux, qui nous fait regarder au-delà de nous-mêmes, c’est le début de toute expérience religieuse. Son sacrifice l’a rendu immortel et a fait de son histoire un mythe. Voilà ce qui m’a poussé à écrire et à continuer de chercher.

Comment avez-vous appréhendé l’inclusion d’éléments mystiques surnaturels dans le contexte d’un film historique réaliste ?

Notre but n’a jamais été d’atteindre une véracité historique. Nous ne cherchions pas à présenter une forme d’absolu. C’est pourquoi nous avons décidé de narrer chaque épisode en fonction d’un unique point de vue. Cela nous a donné le poids subjectif que possède le regard de chaque individu. Les éléments surnaturels apparaissent dans le cadre de cette subjectivité, et c’est pour cela qu’ils peuvent être présentés comme réels par la personne qui les vit. Les miracles n’en sont que pour ceux qui veulent bien y croire. C’est ce que je pense, et c’est selon cet axe que le film est bâti. Nous voulions également exprimer la richesse mythologique de la spiritualité dominicaine, où les gens communiquent en rêve, où les morts sont présents sous différentes formes, et où la nature parle un langage qu’il est possible de déchiffrer si l’on écoute attentivement.

Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec votre chef-opérateur Óscar Durán ?

Cela fait longtemps que je connais Oscar puisqu’il était déjà chef opérateur sur plusieurs films dont j’étais le monteur. Nous avons commencé par regarder des peintures religieuses. Avant, nous allions souvent au musée du Prado pour chercher des signes d’espoir dans l’iconographie chrétienne. Nous avons aussi regardé des photographies d’Ansel Adams ou Joseph Koudelka, ainsi que l’entièreté du monde iconographique des saints tel qu’on l’utilise dans les religions populaires dominicaines.

Au tournage, nous essayions de garder les choses aussi simple que possible, en utilisant des lumières artificielles uniquement quand cela était nécessaire. L’idée était que le film devait rester illuminé par quelque chose de naturel. Pour les scènes de nuit, nous faisions du feu. Nous avions des sortes de chaudrons dont nous nous servions pour allumer des brasiers, qui étaient nos sources de lumière principales. Nous avons utilisé des objectifs anciens, des Zeiss grande ouverture 1.3, et nous avons tourné quasiment tout le film en 35mm. A de rares occasions, nous sommes passés au 25mm ou au 50mm.

Nous voulions privilégier une approche réaliste des personnages : essayer de saisir ce qui se trouvait derrière leur regard, sans pour autant donner à ressentir la distance qui existe entre objet et sujet. Le 35mm nous a forcés à être physiquement proches des interprètes, et à appuyer la présence des arrière-plans. Nous restions fidèles au point de vue, en accompagnant le narrateur de face, de derrière, ou en caméra subjective. Nous avons également travaillé sur le hors-champ, en essayant de donner une valeur picturale à ce qui ne peut être vu.

En ce qui concerne le code couleurs, nous avons essayé de recréer la texture des rêves et des souvenirs, c’est à dire de transférer au monde visuel l’ambiguïté même du film : ce que l’on voit est-il réel ? Cette scène est-elle vécue par les personnages ou bien s’agit-il d’un rêve ou d’un souvenir ? Nous cherchions une image ni trop contrastée ni trop saturée, et ça nous a permis d’y voir plus clair dans les grottes obscures, dans les intérieurs ou dans la nuit. Cela nous a également permis d’apporter de la netteté aux peaux, souvent sombres, des personnages.

Quels sont vos cinéastes préféré.e.s et/ou celles et ceux qui vous inspirent?

Il est difficile de donner des noms puisque l’on a toujours le sentiment que beaucoup d’autres sont alors laissés pour compte. Au moment de faire le film, nous avons essayé de ne pas avoir de références cinématographiques directes. Nous recherchions beaucoup dans la littérature, la peinture et la musique. Je peux donc vous dire que vous pouvez trouver dans le film des références à Mozart, John Coltrane, Alejo Carpentier, Vargas Llosa, Jean-Claude Carrière ou Dostoïevski. Mais depuis que j’ai commencé à m’intéresser au cinéma, j’ai toujours ressenti une grande attirance pour les films que je ne comprenais pas pleinement, ces films qui semblaient incomplets et qui résonnent dans votre tête depuis longtemps, ceux que vous avez besoin de voir encore et encore pour essayer de trouver ce que vous n’aviez pas remarqué à première vue.

Donc, si je devais nommer certains des réalisateurs que j’ai le plus admirés, Andreï Tarkovski serait au sommet. Peut-être à cause de son pouvoir de faire quelque chose de vraiment nouveau et de la façon dont il abordait ses sujets. Mais je dois aussi mentionner Bergman, Buñuel, Dreyer et Pasolini. Et puis, à un moment donné de mon histoire, j’ai aussi été très proche des œuvres de Jean-Luc Godard et Robert Bresson, l’avant-garde russe ou Fritz Lang. En Amérique latine, je voudrais mentionner Tomás Gutierrez Alea et Glauber Rocha, qui ont également abordé magistralement la question des mouvements messianiques. Et s’il fallait parler du présent, je dirais que Lucrecia Martel, Apichatpong Weerasethakul et Jaime Rosales, avec qui j’ai collaboré à maintes reprises, m’ont aussi beaucoup influencé.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu l’impression de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

Il y a quelques jours, en regardant d’autres films du Festival de Rotterdam. Voir les films faisant partie de la sélection remet en perspective notre place actuelle, et donne aussi à entrapercevoir toutes les belles choses qui nous attendent sur les écrans à l’avenir.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 11 février 2021. Un grand merci à Claudia Hegner.

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