Entretien avec Nadav Lapid

Prix du jury au dernier Festival de Cannes, Le Genou d’Ahed est l’un des films les plus stylés et imprévisibles de l’année. Une nouvelle confirmation du talent de Nadav Lapid, qui est notre invité à l’occasion de la sortie de ce long métrage, ce mercredi 15 septembre.


Que souhaitiez-vous évoquer chez les spectateurs en entamant Le Genou d’Ahed avec une séquence d’introduction aussi pétaradante ?

Pour vous répondre très sincèrement : c’est quelque chose que l’on a rajouté après coup et qui n’existait pas dans les premières versions du film. A la base, on devait commencer avec une image du genou de l’actrice. Puis je me suis dit qu’un film qui s’appelle Le Genou ne peut quand même pas commencer avec un genou. Je suis en train de vous articuler une réponse mais toute cette démarche était en réalité très instinctive. Cet instinct, qui est présent dans tout le film et dans tout mon travail, c’est qu’il faut sans cesse faire attention à arracher le film au concret, à le sortir de quelque chose de trop étroit.

On peut facilement penser qu’il s’agit ici d’un drame social et politique, un peu bien-pensant et un peu morose. C’est donc au contraire avec un drame cinématographique qu’il fallait commencer, ça me paraissait évident. Tout au long du film, le cinéma est en duel avec la politique : il y a une voix qui dit « Je veux parler de tel sujet, c’est important », et une deuxième qui répond « Très bien mais qu’est-ce qui se passe avec tout le reste ? ». Tout cela est complémentaire. Pour moi on ne peut pas parler de Macron si on ne parle pas de la lune, par exemple, parce que c’est cette lune qui brille sur Macron et Macron existe dans un monde avec la lune.

Ce film politique, je savais donc qu’il fallait que je le commence avec un mouvement. Si on la prend de façon très littérale, cette séquence montre une actrice qui se rend à un casting pour jouer Ahed Tamimi. Mais cette scène c’est aussi du James Bond. Cette femme, c’est presque comme si c’était Ahed Tamimi qui débarquait pour faire sauter toute la ville et tout faire brûler. Cette scène c’est presque une manière de dire : faisons un James Bond avec Ahed Tamimi à la place de Sean Connery.

Quand le personnage du cinéaste dit au spectateur de son film « faites surtout attention au style », c’est pour aller dans ce sens, pour contrecarrer l’idée qu’un film ne possède qu’un seul sujet, un seul niveau de lecture ?

Oui, le style c’est précisément quelque chose qu’on ne peut pas résumer avec des mots. En même temps, il y a un contexte. Cette phrase est dite avec une forme d’autosuffisance. Si quelqu’un vous parlait en disant « écoutez-moi mais faites également attention à la manière dont je vous parle », c’est autosuffisant. Donc je dis bien de faire attention au style, mais je déconstruis cette idée en même temps.

Y a-t-il eu un moment où vous avez justement envisagé, comme le protagoniste du film, de réaliser un film réaliste sur la vraie histoire d’Ahed Tamimi ?

Non. D’ailleurs je pense que le personnage ne fera pas ce film non plus.

En Israël, les cinéastes sont-il bel et bien obligés de remplir un questionnaire officiel listant différents thèmes à aborder, comme cela est montré dans le film ?

Oui, le film est basé sur ma propre expérience et par le passé, j’ai moi-même dû remplir ces formulaires, même si je répondais n’importe quoi. Après, je pense qu’en Israël, l’auto-censure est beaucoup plus forte que la censure, beaucoup plus dangereuse. Le film a été fait à un moment où il y avait beaucoup d’angoisse, il y avait un vrai choc entre les artistes et les institutions, personne n’osait mettre des mots sur les choses, on parlait avec des points de suspension. En Israël, il n’y a même pas besoin de mettre les gens en prison pour les empêcher de parler de tel ou tel sujet. Qu’ils soient de gauche ou de droite, ils portent déjà la censure à l’intérieur d’eux-mêmes. S’identifier avec les institutions : voilà le vrai danger. J’ai parfois l’impression que la nouvelle génération fait le choix de se dire : « tout cela n’existe pas, rien n’existe à part nous ».

Vous avez dit que sur ce film, vous vouliez faire faire à la caméra « des choses non-naturelles ». Qu’est-ce que cette formule évoque exactement pour vous ?

Je suis très influencé par la peinture expressionniste : je ne filme jamais seulement une voiture, je filme aussi le sentiment que la voiture laisse en moi une fois qu’elle a disparu. Avant de faire le film, j’ai revu des images de Jackson Pollock qui se ruait sur ses toiles et se battait avec son pinceau. Or, faire cela avec une caméra est plus compliquée car c’est un objet froid et concret, très sec. Se contenter de demander à la caméra de capter ce qui se trouve dans son champ, c’est tristement simple. La vérité est différente du concret, le concret déforme la vérité, donc il faut déformer la caméra, il faut la dénaturaliser, la faire sortir de sa nature essentielle. Il faut la déranger, la mettre en danger.

Pour vous donner un exemple, prenons la séquence du monologue, où la caméra s’approche progressivement du personnage. On avait attaché un long truc en métal à la caméra et à chaque fois que l’acteur sentait ce truc qui venait le toucher, il l’empoignait et se mettait à secouer lui-même la caméra au rythme de ses paroles. Il fallait décadrer, il fallait mal cadrer et bien cadrer à la fois. Un peu comme le faisait Jackson Pollock, il fallait amener à la caméra une vérité que seul détenait le personnage. J’estimais que le chef-op ne pouvait pas parvenir à cela car ce n’était pas lui qui était dans cet état de vérité. Celui qui ressent doit tourner. C’est parfois fort quand un film chuchote alors qu’un personnage crie, ou l’inverse, mais les films ne devraient pas rester dans leur routine de mise en scène, je trouve ça incompréhensible.

Sur quel critère avez-vous choisi le chorégraphe Avshalom Pollak pour jouer ce qu’on peut appeler une version de vous-même ?

Le mélange de vulnérabilité et de violence. L’épuisement. Je voulais un acteur épuisé, qui donne l’impression de pouvoir tomber par terre à tout moment.

Parmi les surprises du film, il y a la chanson Be My Baby de Vanessa Paradis. Qu’est-ce qui vous a amené vers ce choix ?

D’abord un amour de jeunesse pour Vanessa Paradis et ses chansons. Et puis il y a des chansons comme ça, quand on les entend on a l’impression que le monde danse. Pour moi cette chanson c’est comme entendre un bonbon chantant. Ce n’est pas péjoratif, c’est magnifique d’imaginer un bonbon qui chante. L’idée que le monde entier danse autour de nous, c’est ce qui m’a guidé dans cette séquence. J’ai transformé cette métaphore en réalité : les paysages dansent, le soleil danse, la caméra danse.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 8 septembre 2021. Un grand merci à Chloé Lorenzi.

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

Partagez cet article