Critique : Le Genou d’Ahed

Y., cinéaste israélien, arrive dans un village reculé au bout du désert pour la projection de l’un de ses films. Il y rencontre Yahalom, une fonctionnaire du ministère de la culture, et se jette désespérément dans deux combats perdus : l’un contre la mort de la liberté dans son pays, l’autre contre la mort de sa mère.

Le Genou d’Ahed
Israël, 2021
De Nadav Lapid

Durée : 1h40

Sortie : 15/09/2021

Note :

AVATARS

« Bienvenue dans la jungle », crient les premières scènes du Genou d’Ahed. Via une introduction pétaradante, aussi électrisante que celle d’Annette (les deux films viennent d’ailleurs d’être distingués au palmarès cannois), le cinéaste israélien Nadav Lapid (lire notre entretien) nous prévient et nous met au défi à la fois, avec un sourire fou et inquiet. « Faites surtout attention au style » prévient le protagoniste. Effectivement, ici le style raconte l’histoire et fabrique le film au moins autant que le scénario. Le Genou d’Ahed est un film radical à la forme stupéfiante, bâti sur des sautes d’humeur brusques, des visions percutantes et des décrochages nerveux, des drones et des vues subjectives. C’est comme si rien ne pouvait échapper au regard fulminant et avide de la caméra.

Le Genou d’Ahed n’est pas le genre de film où le cinéaste s’efface derrière une illusion de naturalisme, au contraire. La présence de Lapid est assumée, et ce derrière la caméra comme devant. Le protagoniste du film, avatar mystérieusement nommé Y et interprété avec charisme par le chorégraphe Avshalom Pollak, est un cinéaste venu présenter en cinémathèque un film « qui vient de passer à Berlin ». Déjà dans Synonymes (Ours d’or 2019), l’autoportrait n’empêchait pas l’imprévisibilité et la folie, et c’est encore davantage le cas ici. Le Genou d’Ahed a l’air autobiographique, mais tel Y qui drague avec un mélange étonnant de charme et de morgue, Lapid brouille volontairement les pistes narratives. Il nous happe autant qu’il nous manipule. Quitte à donner au film un relief capricieux, il utilise des artifices plus visibles encore qu’ailleurs (tels ces tubes sentimentaux qui déboulent d’on ne sait où) pour paradoxalement révéler une blessure réelle et brûlante.

Outre son potentiel clin d’œil à Rohmer (cinéaste à qui on n’aurait pas du tout spontanément pensé ici), le titre du film fait référence à la jeune militante palestinienne Ahed Tamini, arrêtée par les autorités israéliennes suite à une vidéo virale où elle bousculait et giflait un soldat. Un député israélien avait alors tweeté à son sujet « Il aurait fallu lui tirer dessus, ne fut-ce que dans le genou. Au moins, elle aurait été assignée à résidence pour le reste de sa vie ». Pourtant, Tamini n’est présente dans Le Genou d’Ahed qu’à travers quelques rares images de reportage télé. Elle n’est pas la protagoniste du film. Y, qui souhaite réaliser un film à son sujet, ne l’est finalement peut-être pas non plus. La véritable protagoniste du film c’est la colère.

Ce n’est pas dans la jungle que se déroule Le Genou d’Ahed mais dans un désert où se situe une improbable oasis et une non moins improbable cinémathèque, tels de prétendus petits miracles. Mais ce royaume, Y pisse dessus, au sens propre et figuré. A travers la bouche d’Y (le temps d’un plan saisissant, Lapid ne cadre d’ailleurs plus que cette partie de son visage) le film hurle sa rage infinie face à un nationalisme considéré comme « une maladie mortelle », sa haine de l’asservissement politique. On a rarement vu un film porté par autant de courroux. Le talent de Lapid est de concilier gestes politiques et artistiques dans un emballage sans pareil. Parfois épuisant, Le Genou d’Ahed ne cherche pas à être facilement aimable, mais cela ne le rend que plus admirable.

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par Gregory Coutaut

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