Entretien avec Madiano Marcheti

C’était l’un de nos coups de cœur en compétition l’an passé à Rotterdam : Madalena du Brésilien Madiano Marcheti est désormais disponible sur Mubi. Ce film splendide, émouvant et politique, fait le portrait de divers personnages reliés entre eux par Madalena, une femme trans qui vient d’être assassinée. Madalena compte déjà parmi les révélations de l’année. Madiano Marcheti est notre invité.


Quel fut le point de départ de Madalena ?

Le film est né d’un désir de réfléchir sur des questions qui sont spécifiques à la région où j’ai grandi et qui, encore aujourd’hui, est très rarement filmée ou même abordée dans des discussions au Brésil. Je viens de la partie nord du Mato Grosso, une partie de la frontière agricole brésilienne qui, au cours des soixante dernières années, s’est transformée au point de devenir méconnaissable. Pendant la dictature militaire des années 1960 et 1970, le gouvernement a parrainé de gigantesques campagnes encourageant les familles à migrer vers le sud de l’Amazonie afin de peupler la région et d’y créer une plaque tournante pour l’agriculture et l’élevage. Je suis pleinement conscient que ma famille et moi sommes le résultat de cette vague de migration très récente ; et bien que je sois fier de mes origines, il faudrait que je sois aveugle pour ne pas reconnaître que le modèle de développement appliqué à la région a eu des conséquences dévastatrices pour la population autochtone locale, ainsi que pour l’environnement, en plus d’être douloureusement inégalitaire.

Madalena a donc toujours été essentiellement un film sur un lieu, sur l’endroit d’où je viens, sur la façon dont sa métamorphose récente a affecté le paysage naturel et les gens qui y font leur vie. Mais c’est aussi un film sur un « lieu » d’un autre genre, à savoir l’expérience d’être une personne LGBTQIA+ dans cette partie du Brésil. Au Brésil, les personnes trans sont assassinées à une fréquence choquante. Compte tenu de mon objectif d’aborder l’impact des forces sociales oppressives sur l’expression du genre et de la sexualité, il m’a semblé à la fois clair et urgent de me concentrer sur le vécu d’une personne trans dans cet endroit-là.

En effet, un carton à la fin du film vient rappeler que le Brésil est le pays avec le grand nombre d’homicides sur des personnes trans, et Madalena raconte en filigrane l’une de ces histoires tragiques. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre décision d’évoquer cette violence sans pour autant la montrer frontalement?

Même si le film débute par un décès et parle de cette violence, je vois Madalena comme un film sur la vie et la résilience, ou disons sur différentes formes de résistance. L’espérance de vie des personnes trans au Brésil n’est que de 35 ans, et les décès causés par la transphobie demeurent une réalité flagrante. Ainsi, alors que je n’ai jamais cherché à exploiter la mort d’un point de vue esthétique ou à élaborer une quelconque procédure policière, je me suis senti incapable d’éviter la question. D’où l’idée de faire tourner le film autour de l’absence, de la disparition de Madalena. Le film ne se préoccupe pas d’enquêter sur la façon dont elle a été tuée, ou même par qui, mais plutôt sur les forces qui alimentent ce genre de crime.

Son absence devient alors une présence qui fait avancer le film. En ce sens, nous devenons témoins de la façon dont chacun des trois protagonistes réagit à l’absence de Madalena. Vu sous cet angle, ce qui importe vraiment, c’est comment cette mort les affecte et ce que cela dit de la société dans laquelle ils vivent. Ce que nous percevons alors, c’est une « crise d’empathie », c’est à dire l’incapacité de s’identifier aux émotions d’autrui. Cette incapacité est généralement exacerbée lorsque cet « autrui » est considéré comme déviant par rapport à la norme, comme c’est le cas pour les personnes trans. Cela n’a rien d’intrinsèquement nouveau, mais la vague d’extrême droite qui balaie actuellement le Brésil a aggravé une situation qui était déjà épouvantable.

Pourquoi avoir opté pour un habillage visuel chaleureux et coloré?

Le film est composé de différents points de vue. La décision de diviser l’histoire en trois parties trouve son écho dans le fait que chacun de ces trois « mondes » possède son propre style visuel. Je voulais que la première et la deuxième partie du film dévoilent la vie quotidienne, les dynamiques sociales, les relations de pouvoir et les contrastes brutaux qui marquent ce paysage. D’autre part, sur le plan esthétique, je cherchais aussi à explorer des façons d’établir un ton étrange et mystérieux, une aura qui nous rappellerait que cet endroit, en particulier les champs de soja, a quelque chose d’hostile ou même hanté. La première partie, dans laquelle nous découvrons les lieux et où la recherche de Madalena commence, est en grande partie diurne, tandis que la deuxième partie est façonnée par la nuit, ce qui traduit la façon dont le deuxième protagoniste est hanté par sa rencontre avec Madalena.

Les chef-opérateurs et moi-même avons donc fait quelques choix esthétiques qui allaient délibérément dans ce sens. Tout d’abord, nous voulions parvenir à un portrait de ce lieu et de cette époque en partant d’une accumulation de points de vue multiples, afin de mettre à nu les disparités entre riches et pauvres, ou encore la manière dont les paysages se transforment lorsque la nuit tombe. C’est pourquoi vous voyez les mêmes lieux à plusieurs reprises sous des angles différents, vus depuis les véhicules des différents personnages (un vélo, une moto, une voiture) et à travers un cadrage qui cherche toujours à souligner le contraste entre l’homme et la nature. En parallèle de cela, nous souhaitions garder Madalena présente – c’est comme si son esprit hantait tous ces lieux. C’est pourquoi nous avons joué avec l’intensité de la lumière lors de quelques moments-clés riches en tension. Cela a également joué sur la façon dont nous avons filmé des éléments non-humains, en particulier les machines qui travaillent dans les champs : l’idée était d’évoquer des êtres monstrueux, des présences surnaturelles planant au-dessus de la terre.

Enfin, la dernière partie du film est une nouvelle bouffée d’air frais, de vie, de spontanéité et de légèreté, bien qu’elle soit traversée de douleur. C’est l’inverse des deux première parties : elle est beaucoup plus lumineuse et même la caméra se déplace plus librement. Ces choix visaient à aller à l’encontre des stéréotypes de représentation des personnages trans, qu’on imagine encore presque inévitablement marginalisés, à faire le trottoir. C’est surtout le moment du film où se crée un lien d’empathie avec les amis de Madalena. L’idée était de créer une bulle de confort dans laquelle les spectateurs seraient en mesure de ressentir à leur tour, et à un certain niveau, la douleur de l’absence de Madalena.

Quel.le.s sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent?

Je pourrais parler de la façon dont les styles de Jia Zhangke et Antonioni ont influencé la façon dont j’aborde la mise en scène et la composition, ou comment Lucrecia Martel et Philippe Grandrieux m’ont montré une autre façon de penser au paysage sonore d’un film. Cela étant dit, le réalisateur qui m’a énormément inspiré, mais dont l’influence n’est peut-être pas évidente à décerner, c’est Harun Farocki, notamment sa manière de construire des récits via une structure elliptique, presque fractale. Ses films tissent une toile qui repose souvent sur des lacunes, les non-dits ; ils laissent suffisamment de place aux spectateurs pour que ceux-ci entre dans l’histoire d’abord en tant que témoins. En dessinant des liens entre des événements apparemment sans rapport, il raconte l’histoire autrement.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu l’impression de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

J’ai vu récemment un court métrage brésilien intitulé República, réalisé par Grace Passô, qui m’a laissé bouche bée. Cela fait plusieurs années que je suis son excellent travail en tant qu’actrice et scénariste. A n’en pas douter, c’est d’ores et déjà l’une des grandes actrices brésiliennes d’aujourd’hui, mais maintenant que j’ai vu Republica, je suis encore plus curieux de ce qu’elle va pouvoir faire en tant que cinéaste.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 12 février 2021.

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