A voir en ligne | Critique : Moon, 66 Questions

Après des années passées éloignés, Artemis doit retrouver son père à Athènes en raison de l’état de santé fragile de ce dernier. La découverte du secret bien gardé de son père permet à Artemis de mieux le comprendre, d’une manière dont elle était incapable auparavant, et ainsi de l’aimer vraiment pour la première fois.

Moon, 66 Questions
Grèce, 2021
De Jacqueline Lentzou

Durée : 1h48

Sortie : 19/02/2022 (sur Mubi)

Note :

JEU DES 7 FAMILLES

Moon, 66 Questions débute par une énigmatique introduction, telle la première d’une série de questions annoncée par le titre. Les images qui apparaissent sont filmées au caméscope, on suppose lors d’un voyage de vacances il y a longtemps, dans des paysages difficilement identifiables. On y saisit des bribes de discussions presque abstraites (selon un procédé qui rappelle l’excellent court métrage de la réalisatrice, The End of Suffering, dont nous vous parlions l’an dernier). La nature de ces scènes devrait être familière et inoffensive, et pourtant quelque chose cloche d’emblée : aucun humain n’apparait à l’écran. Comme s’il s’agissait d’un film de famille… sans famille.

Artémis retourne chez son père pour prendre soin de lui. Suite à un accident, ce dernier a besoin de rééducation et d’aide à domicile. D’emblée, les rôles de cette famille paraissent avoir été redistribués de façon absurde. Alors que tous les adultes palabrent paisiblement autour du déjeuner dominical, pourquoi cette lourde tâche incombe-t-elle à Artémis, mi-jeune femme mi-ado bougonne ? La métaphore de la rééducation est lisible, sans pour autant nuire à la profonde singularité du film, à son ton unique à la fois âpre et lunaire. Papa doit réapprendre à marcher, mais Artémis a elle aussi un apprentissage à faire. Les films de famille que nous avons vus en introduction du long métrage (où l’on entend d’ailleurs la question « Ça veut dire quoi être proche de quelqu’un ? »), Artémis explique ne plus avoir le matériel pour les regarder. Quelque part dans la transmission de père en fille, il y a un vide, un manque, un trou noir autour duquel chacun gravite comme il peut tel un satellite affolé.

Artémis est d’ailleurs prise d’une inépuisable bougeotte. Obéissant à une curieuse chorégraphie intime, elle teste les limites physique de son propre monde (les bords de sa couette, les murs du garage), observe son père en cachette (derrière un mur, un masque, une loupe), imite ce dernier sous son propre nez. On pourrait croire qu’en passant ainsi son temps à faire l’andouille, elle cherche avant tout à fuir le sérieux de ses responsabilités, mais le scénario de Jacqueline Lentzou obéit lui-même à sa propre partition. Fille (mais jusqu’à quel point ?), infirmière (mais jusqu’à quel point ?), Artémis traverse la situation comme un jeu de rôles dont elle devrait interpréter tous les personnages. Elle joue, comme pour refléter à son tour l’absurdité de ce manque de communication paternelle, comme pour répondre à cette absence. Elle cherche à trouver sa véritable place à force de tester différents rôles, comme on finirait par assembler les bonnes pièces d’un puzzle à force de tester toutes les combinaisons possibles.

Moon, 66 Questions est traversé d’une opacité têtue sur ce que ressent son héroïne et pourtant, époustouflant paradoxe, le film donne l’impression d’ouvrir grand une fenêtre sur son intimité la plus profonde, donnant chair à une émotion complexe et contagieuse. Ce portrait dingo révèle progressivement son ambition mélodramatique : le retournement de situations laisse place à d’autres retournements et la charade se fait de plus en plus poignante, offrant ainsi un parallèle au sommet avec le récent Kajillionaire de Miranda July. Ici aussi, le dénouement nous happe avec une exaltation qu’on n’a pas vue venir. Moon, 66 Questions apporte plus de questions que de réponses, mais il offre une saisissante sagesse : quitte à danser autour d’un secret, mieux vaut danser ensemble que séparément.


>> Moon, 66 Questions est disponible sur Mubi

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

par Gregory Coutaut

Partagez cet article