Critique : Légua

Dans un vieux manoir situé au nord du Portugal, Ana aide Emília, la vieille gouvernante qui continue de prendre soin d’une demeure où les propriétaires ne se rendent plus. Au fil des saisons, Mónica, la fille d’Ana, remet en question les choix de sa mère, et ces trois générations de femmes tentent de comprendre leur place dans un monde en déclin, où le cycle de la vie ne se renouvelle qu’après d’inévitables fins.

Légua
Portugal, 2023
De João Miller Guerra & Filipa Reis

Durée : 1h59

Sortie : 13/12/2023

Note :

NOUS AVONS TOUJOURS VÉCU AU CHÂTEAU

Au volant de sa voiture comme devant le miroir de sa salle de bain, Ana écoute, danse et chante sur Amor d’água fresca, irrésistible ritournelle de variété portugaise un rien cheesy chantée par Dina à l’Eurovision 1992. La chanson parle de fruits, d’amour et d’eau fraiche ; elle semble être le refrain insouciant de la vie d’Ana, sautillante chez elle avant de faire l’amour avec son compagnon. Mais Ana ne vit-elle que d’amour et d’eau fraiche ? Le fait qu’elle écoute ce morceau sur de lugubres routes nocturnes crée déjà un premier contraste étrange. Que le film débute par un plan énigmatique sur une superbe chouette blanche souligne également cette étrangeté.

Les choses sont moins confortables qu’en apparence dans Légua. Ana seconde Emília et ensemble, elles s’occupent de la vieille demeure bourgeoise que ses propriétaires ne visitent pratiquement plus. Elles semblent chez elles, sans l’être vraiment. Hasard des calendriers, ce postulat rappelle fortement celui de l’Argentin El Castillo de Martín Benchimol, sélectionné en début d’année à la Berlinale. Dans ce dernier film, une ancienne domestique et sa fille s’occupent d’un manoir perdu dans la pampa, qui leur a été légué par son ancienne et riche propriétaire.

Là où El Castillo brouillait les pistes de manière stimulante (entre doc et fiction, avec de surprenantes touches de conte de fées dans son discours social), Légua est plus classique et plus sage. Le film, à nos yeux, manque de variété sur ses presque deux heures, et fait parfois preuve d’une certaine complaisance (une large partie de ce qui concerne le corps vieillissant d’Emília). Si le film peut de temps à autre manquer de relief ou de feu, il ne manque pourtant pas de qualités. La caméra attentive du duo portugais composé de João Miller Guerra et Filipa Reis saisit la beauté de la nature (une vallée superbe, la riche végétation, des champignons) et la tranquillité poétique d’une maison vide (une chambre, une salle de bain, et pas une âme qui vive) avec un sens du détail remarquable.

Ces belles images racontent quelque chose : un temps qui défile et même temps qu’il semble figé. Emília a beau avoir toujours été là, elle peut être mise aux déchets comme un vieux meuble par des patrons sans considération. Légua fait le portrait de personnages qui ont parfaitement intégré les règles violentes du système dans lequel elles se trouvent, jusqu’à l’absurde – telle Emília qui refuse d’utiliser les belles tasses de Madame même si celle-ci est absente depuis belle lurette. La maison est vide, mais les employées fantômes sont encore là, à l’image d’Ana derrière le drap blanc qu’elle accroche dans le jardin. Les cinéastes, qui se sont d’abord illustré.e.s avec de nombreux courts métrages documentaires, filment ce crépuscule de manière assez attachante, et son amertume est mise en valeur par l’absence de dramatisation outrancière.

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par Nicolas Bardot

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