Festival Cinélatino | Critique : Le Procès

1985. Buenos Aires, Argentine. Le procès des juntes de la dernière dictature (1976-83), accusées de crimes contre l’humanité. Comme à Nuremberg après la seconde guerre mondiale, le procès fut entièrement enregistré sur des cassettes U-matic. Les témoignages des horreurs se succèdent pendant 90 jours, avec comme jugement final : plus jamais ça.

Le Procès
Argentine, 2023
De Ulises de la Orden

Durée : 2h57

Sortie : –

Note :

TENIR PAROLE

Les 2h57 qui constituent Le Procès suffisent à qualifier ce documentaire de film-fleuve, et pourtant il ne s’agit que d’une goutte par rapport aux 530 heures d’archives dont le long métrage d’Ulises de la Orden est extrait. Dévoilé à la Berlinale, Le Procès relate le jugement des principaux membres de la dictature militaire en Argentine, pour leurs crimes commis à partir du coup d’état de 1976. C’est parfois une question de mot pour un autre : toute critique du pouvoir en place ne peut venir que de « terroristes » à massacrer, en toute impunité. Les premières paroles entendues dans le documentaire sont celles des accusés, pour qui « criminels de guerre » est une étiquette jugée gratuite et offensante, pour qui un tel jugement tient de « l’inquisition », quand un autre déclare, avec un manque de discernement qui serait comique si la situation n’était pas si tragique : « j’ai l’Histoire de mon côté ».

Le Procès dépeint le procès de cette ribambelle de vieux monstres arrogants et dégueulasses, toujours droits dans leurs bottes. Ce sont surtout les témoins que l’on va entendre : celles et ceux qui ont été torturé.e.s et ont survécu, celles et ceux qui ont perdu des proches. On déroule toute une lugubre liste de disparitions arbitraires, à la fois mystérieuses et sans mystère – on ne sait parfois pas ce qu’il est advenu de ces personnes, tout en l’imaginant parfaitement. Le montage d’images d’archives n’est entaché d’aucun effet dramatique, mais le contexte est déjà propice au drame : ici une personne qui s’évanouit, là des hommes qui s’invectivent, et bien évidemment, il y a les témoignages édifiants qui s’accumulent.

Les témoins sont souvent filmés de trois quart dos, on ne voit parfois que leur chevelure et l’on devine quelques traits du visage. Le Procès se concentre sur les paroles et les récits de traitements atroces, inhumains. Il n’est pas nécessaire de voir les visages en entier : une parole qui soudainement s’arrête, le temps de reprendre son souffle, a un effet aussi puissant qu’un plan sur un visage défait, en larmes. L’accumulation pourrait presque rendre abstrait cet inventaire aussi glaçant qu’étourdissant : une jeune femme victime d’ordures, puis une autre, encore une autre, une autre lui succède. Mais les images de squelettes sont bien concrètes, autant que l’émotion de celles et ceux qui restent.

Les mots utilisés par les accusés tentent régulièrement de voiler la brutalité ; on n’exécute pas un être humain : « on déterminait une cible, et je me servais de mes armes » dit un homme sur le banc. Il n’y a pourtant rien à édulcorer dans le cadre du tribunal, et le portrait de psychopathes qui ne reculent devant aucune perversion est factuel – malgré les beaux habits revêtus et les insignes militaires arborées. On se penche longuement et avec attention sur les voix (celle des victimes) que les bourreaux ont tenté d’éliminer dans ce grand film sur la parole. La distance d’aujourd’hui, sur ce jugement vieux de bientôt quarante ans, avec une patine inévitablement rétro à l’image, ne fait pas oublier l’immédiateté des témoignages, très peu de temps après les horreurs. Dans ce puissant devoir de mémoire, les mots, un à un, heure après heure, sont posés, désignant ces hommes qui se disent « de bien et d’honneur », et pourtant accusés de crime contre l’humanité.

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

par Nicolas Bardot

Partagez cet article