Festival de Rotterdam | Entretien avec Yonfan

C’est (vraiment) l’un des films les plus incroyables de l’année : le film d’animation N°7 Cherry Lane, réalisé par le Hongkongais Yonfan, est sélectionné cette semaine au Festival de Rotterdam. Ce trio amoureux dans le Hong Kong des 60s est une fantaisie érotique qui n’a peur de rien et qui a été primée à la dernière Mostra de Venise. Entretien avec son réalisateur.


N°7 Cherry Lane est à la fois un film historique sur les émeutes de 1967 à Hong-Kong et une fantaisie érotique particulièrement gonflée. Quel a été le point de départ de ce mélange inattendu ?

J’avais mis à terme à mon activité de réalisateur après avoir terminé Prince of Tears il y a dix ans. Réaliser des films me demandait une telle énergie que j’ai eu besoin de faire une longue pause. J’ai eu besoin de me retrouver. Je me suis peu à peu mis à écrire des nouvelles, et ça a été une révélation : j’en ai écrit 59 au total. Cela m’a permis de retrouver beaucoup d’inspiration, et j’étais à nouveau tellement enthousiaste que j’ai eu envie d’en faire un film. Pour chacune de mes nouvelles, je me suis inspiré d’une personne que je connaissais mais au fil de l’écriture, je me rendais compte qu’a travers ces personnages je ne parlais que de moi. Et avec toutes les nouvelles que j’ai écrites, j’ai au moins 60 personnes différentes qui vivent dans mon crâne. N°7 Cherry Lane regroupe trois de ces nouvelles, les autres seront publiées en 2020. C’est un film qui s’inspire de vraies personnes mais où je parle beaucoup de moi.

Le public hongkongais m’a souvent fait comprendre que mon écriture cinématographique était un peu trop bizarre à leur goût. Je crois que j’ai toujours eu un complexe d’infériorité à cause de ces reproches. Cela a clairement décoincé quelque chose en moi d’être passé par ces nouvelles et d’avoir changé de manière d’écrire. Je suis très agréablement surpris d’avoir justement de retours positifs sur le scénario de Cherry Lane.

C’est la toute première fois de votre carrière que vous faites de l’animation. Qu’est-ce qui vous y a poussé ?

Je ne suis pas particulièrement connaisseur en matière de films d’animation, je n’en regarde pas tant que ça. En revanche je suis peintre, et les arts plastiques m’intéressent énormément. Et en tant que cinéphile, j’ai toujours eu beaucoup admiration pour les cinéastes qui faisaient des storyboards. Quand on regarde ceux de Kurosawa ou Hitchcock, ils sont superbes, détaillés jusqu’au moindre mouvement de caméra. Pour tous mes films en prise de vue réelle, je voulais faire des storyboards aussi, mais ils ressemblaient juste à des croquis basiques, et encore ça, c’était les deux premiers jours de tournage, parce qu’après je laissais tomber à chaque fois. Ce n’est pas de la flemme, c’est pire : c’est de la prétention (rires). J’arrive sur le plateau et j’imagine que je sais tout d’avance. L’animation a été une école d’humilité. Ça été une punition divine en quelque sorte.

Vous dites ça parce que le processus a été long ?

En effet, j’ai commencé l’écriture du scénario à proprement parler en 2014. Par la suite j’ai rencontré un jeune graphiste taïwanais qui avait fait de très beaux visuels pour le Festival de Taipei. Je voulais que ce soit lui seul qui adapte mes images, et qu’il soit mon unique interlocuteur. Je savais que c’était un risque de tout déléguer ainsi à une seule personne, que ça allait forcément prendre du temps. Mais ça valait le coup, parce qu’au final le film est encore plus grandiose visuellement que ce que j’espérais. C’était long, et pendant toutes ces années, j’ai été très stressé à l’idée de ne jamais pouvoir terminer le film, de mourir avant. J’étais le seul à savoir réellement ce que j’avais en tête pour ce film. Maintenant je peux bien avoir un accident de voiture, je m’en fiche (rires).

Si l’animation du film a été faite hors de Hong-Kong, est-ce parce qu’il y est encore difficile de parler publiquement des événements de 1967, comme vous le faites ici ?

Non. Vous savez, je suis un cinéaste indépendant. Sur les quatorze films que j’ai réalisés, un seul a bénéficié du soutien d’un studio, les autres ont été entièrement autofinancés. A Hong Kong c’est facile de produire un film d’auteur de cette façon, avec un budget à peu près raisonnable. C’est différent si vous voulez faire un film commercial et que votre but premier est de rapporter de l’argent, mais disons que dans le cas d’un film d’auteur, on vous fiche relativement la paix sur ce que vous voulez dire et comment.

Il y a une scène du film où l’héroïne se promène à travers l’histoire de Hong-Kong, et elle croise des images de Mao et de soulèvements populaires. Cette partie du film a été animée en Chine, et je vous avoue que j’avais un peu peur de la censure. Je leur ai demandé si ça leur posait problème de travailler sur cette séquence, ils m’ont dit qu’ils n’avaient absolument aucun problème… à condition que le filme ne soit jamais montré en Chine. C’est facile d’être toujours contre la Chine, de penser que c’est le Mal absolu, mais la vérité est moins simple. De mon point de vue, leur manière de fonctionner est la suivante : à partir du moment où vous acceptez leur première condition (ne pas exposer votre travail en Chine-même), les dirigeants chinois vous fichent une paix royale, même à nous les Hongkongais. Je les ai assurés que je n’essaierai pas de gagner de l’argent sur le territoire chinois, que le film ne sortirait pas, et à partir de là j’ai eu une totale liberté. De fait, l’équipe chinoise a pu travailler sur cette séquence sans problème ni interruption, et au final j’aime beaucoup ce qu’ils ont fait.

Vous savez, aucun des 14 films que j’ai réalisés n’a jamais été distribué en Chine, mais je sais qu’ils sont vus quand même car au final, il y a toujours des moyens alternatifs de toucher le public.

Pourquoi avoir choisi de confier le doublage à des célèbres cinéastes d’expression chinoise (Ann Hui, Fruit Chan, Sylvia Chang…) ?

Ce n’était pas du tout prévu comme ça à la base. C’était même l’inverse : j’étais ravi que l’animation me permette enfin de me libérer de la pression de faire des castings réussis et bankable. Je voulais confier le film à des professionnels du doublage. Je souhaitais d’ailleurs que les voix de la mère et de la fille soit assurées par la même actrice, et on a engagé la doubleuse la plus connue de Hong Kong, qui a fait un travail formidable. Quand Sylvia Chang a entendu parler du film la première fois, elle était très enthousiaste et m’a proposé son aide pour le doublage. Je lui ai donc confié le rôle de la star du film… mais celle du film dans le film, c’est à dire la star du film noir que regardent les personnages. Or, elle avait compris que je lui donnais le rôle principal. La tête qu’elle a fait en réalisant qu’elle n’avait que trois répliques dans tout le film !

Je me suis dit que finalement, c’était trop bête. J’ai rappelé la doubleuse d’origine et je lui ai demandé si ça l’embêtait que Sylvia Chang réenregistre la voix de la mère. Elle a eu la générosité d’accepter, et elle a compris instinctivement ce que la performance de Sylvia pourrait apporter au film. Puis, pour faire face à Sylvia, j’ai demandé à Zhao Wei de faire le doublage de la fille, et à partir de là, j’ai demandé à d’autres acteurs et réalisateurs, et le casting est devenu beaucoup plus prestigieux que ce que j’avais prévu à l’origine. Mais tous ces professionnels sont avant tous mes amis. C’est pour cela que j’ai osé leur proposer ce travail peu conventionnel.

Comment Fruit Chan a-t-il réagi quand vous lui avez proposé de doubler un chat ?

Oh il a adoré ça. Il s’est même porté volontaire ! Quelque part il a le meilleur rôle, car ce chat attise les réactions les plus extrêmes. Après avoir vu le film, un critique expert en cinéma japonais est venu me parler de la scène finale du chat, il m’a dit en plaisantant « cette scène est tellement perverse que même un Japonais n’aurait pas pu l’imaginer ». Quel compliment ! (rires)

Est-ce qu’utiliser l’animation vous a permis d’aller encore plus loin pour parler de façon aussi provocante de sensualité et de désir ?

Oui, l’animation m’a permis de ne plus craindre la vulgarité. C’était comme un filtre qui apportait de lui-même une certaine élégance, l’élégance de la peinture, à des scènes qui n’avaient rien de raffiné sur le papier. Vous imaginez un vrai chat lécher le téton d’un acteur ? C’est impossible, on ne pourrait pas filmer ça. Avec l’animation, c’était possible. Ça devient même de l’art si on a de la chance.

Le film a été montré à Hong Kong ?

Non, pas encore. A l’origine, nous avions envisagé une sortie en septembre, mais avec les émeutes, il y a des choses plus urgentes à régler. Nous sortirons le film quand le climat y sera plus propice. Pour l’instant il n’est sorti nulle part mais il poursuit son circuit en festivals. Je suis impatient que le film sont montré à Hong Kong mais en attendant je prends beaucoup de plaisir à voir les différentes réactions des publics étrangers. Au Japon par exemple, les gens étaient particulièrement concentrés, personne n’a ri de toute la séance, mais ils m’ont fait une standing ovation. A Toronto, le public a beaucoup ri devant la dimension camp du film. Je hâte de voir comment le public nantais va réagir.

A la séance d’hier soir, personne n’est parti avant la fin et le film a été applaudi.

Les gens ont applaudi alors même que le réalisateur n’était pas là ? Ça alors. Soit ils ont sincèrement aimé, soit ils sont trop polis (rires).

Vous employez le mot camp, j’avais justement prévu de vous demander si c’était un mot qui vous paraissez convenir au ton particulier de N°7 Cherry Lane.

Je n’ai aucun problème avec le mot camp ou le mot kitsch, même s’ils sont parfois utilisés de façon moqueuse. Je suis suffisamment âgé pour savoir que l’ironie peut-être interprétée de bien des manières. Or j’adore l’ironie, je pense que cela ne vous a pas échappé.

N°7 Cherry Lane parle d’événement réels, mais à travers le filtre du fantasme, de l’imagination et de l’exagération théâtrale. Selon vous, qu’est-ce que ce filtre déformant peut apporter pour parler de la réalité?

On dit que l’art imite la vie. C’est vrai, mais on devrait surtout dire que l’art déforme la vie. Ou du moins il devrait. Minimiser ou amplifier la vie, voilà à quoi sert l’art.

Tous les personnages du film ne sont pas dessinés de la même manière. Certains ont des traits réalistes tandis que d’autres sont plus caricaturaux, comme s’ils appartenaient à un univers pictural différent. Pourquoi ce choix ?

A la base, le personnage du majordome de Mme May devait être très musclé. J’ai finalement pensé que ce serait plus drôle qu’il ressemble à un vampire squelettique, comme si Mme May le vidait de toute son énergie. Je voulais que le film soit dans un univers pop art, à la Roy Lichtenstein. En fait je crois que voulais surtout me la péter avec ce film, montrer à quel point je m’y connaissais en histoire de l’art. C’est un énorme ego trip (rires).

Vous envisagez de refaire de l’animation à l’avenir ?

Vous savez je suis tellement vieux que ça fait longtemps que je considère chacun de mes films comme les dernier (rires).

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 23 novembre 2019. Un grand merci à Florence Alexandre et Vanessa Frochen.

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

Partagez cet article