Entretien avec Uisenma Borchu

En seulement deux longs métrages, la réalisatrice allemande Uisenma Borchu s’est distinguée comme une personnalité à part. Resté inédit en France, son premier film Don’t Look At Me That Way était un portrait gonflé et sans concessions. Avec Black Milk, sélectionné à la dernière Berlinale, Borchu revient sur ses origines mongoles, mais se débarrasse de tous les clichés des récits de « retour aux sources ». Cette cinéaste à suivre est notre invitée de ce Lundi Découverte…


Quel a été le point de départ de Black Milk ?

Le point de départ remonte à il y a longtemps déjà, quand fillette j’ai essayé de comprendre ce que j’avais laissé derrière moi en quittant la Mongolie. Toutes ces pensées et questions sont venues les unes après les autres, et c’est tout naturel. Tout était mongol quand je suis née : les visages, la nourriture, la langue et l’amour et quand vous changez soudainement d’environnement, cela laisse des traces en vous. Et ça fait du mal – parfois on ne ressent rien, mais on finit par y penser quand ce nouvel environnement vous hait parce que vous êtes étrangère. C’est très blessant quand un enfant découvre que les gens se soucient peu de ce qu’il a en lui, mais le détestent juste pour son apparence. J’ai recueilli ces sentiments et pensées au fil des années. Et puis, alors que j’étais dans le désert de Gobi, je me suis dit que je devais revenir à tout cela. Faire ce retour en arrière, et me questionner. Qu’est-ce que cela fait de revenir à un endroit qui lui aussi a changé ?

Black Milk évite tous les clichés sur ces personnages qui retrouvent leurs racines. Comment avez-vous travaillé sur le ton particulier et surprenant de votre film ?

Eh bien je n’ai pas travaillé dessus du tout. Je peux aimer les clichés jusqu’à un certain point, mais je n’ai pas encore appris à les visualiser. Je n’ai donc pas le choix. Je fais juste en sorte de créer mes personnages, et d’être honnête en le faisant. Certains vous diront que vous devriez vous soucier du public en lui donnant ce qu’il aime voir, mais mes personnages sont comme ils sont et je ne veux certainement pas les modifier pour les rendre agréables. Ils sont rugueux, et le film est rugueux précisément pour souligner ce qu’il y a de plus beau dans l’attitude des protagonistes.

Black Milk est superbe visuellement, mais n’a jamais rien d’une esthétique de carte postale. Comment avez-vous collaboré sur le style visuel de votre film avec votre directeur de la photographie Sven Zellner ?

La Mongolie a des paysages à couper le souffle, tout le monde le sait. Et la Mongolie a été exploitée beaucoup pour cela et l’est encore … à travers de très ennuyeuses photos de drones par exemple. Ç’aurait été si embarrassant de tourner un film comme ça, non seulement vis-à-vis du public mais aussi de la nature. Il était donc très clair pour Sven en moi qu’il fallait éviter la carte postale. De toute façon j’aime vraiment ce qui n’est pas lisse, cela crée en moi un véritable sentiment d’intimité avec les gens. Être parmi les nomades, avec cette beauté tout autour… Je voulais que cela soit contrebalancé par quelque chose, un véritable regard humain.

Durant notre précédente interview au sujet de votre film Don’t Look At Me That Way, vous nous aviez confié que « Les gens du financement et de la télévision n’y croyaient pas, et m’ont dit que ces personnages n’étaient pas réalistes. Que de toute façon des rôles principaux tenus par des femmes, ça n’était pas vendeur, que c’était trop radical, trop sexuel, et puis moi qui joue et réalise en même temps, ça n’était pas acceptable. Bref, pas question. Et je me suis dit: „Mon dieu, ce sont ces dingues qui définissent ce qu’on voit au cinéma, notre culture… merde.“ ». Cinq ans plus tard, avez-vous noté des changements en faisant Black Milk ?

Oui, j’en ai noté – je veux dire, je pense qu’ils essaient, petit à petit, de penser. Il y a eu beaucoup de discussions à ce sujet ces dernières années et pour les femmes cinéastes il y a encore tellement à faire, mais il y a des changements qui vont venir je suppose. Je suis heureuse et reconnaissante que nous ayons été financés ici en Allemagne pour Black Milk. Et je pense ça m’a aidée de l’ouvrir à ce sujet auparavant, en exigeant l’égalité et en continuant à l’exiger quand je faisais mon truc à moi. Je pense que c’est le plus important : fais ton truc.

Quels sont vos cinéastes favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?

Il y a beaucoup de réalisateurs que j’adore. Certains que je regarde pour des éléments essentiels du cinéma comme Stanley Kubrick, Ingmar Bergman ou Claude Chabrol. Mais aussi des cinéastes comme Sammo Hung ou plus récemment Ava DuVernay.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, quelque chose d’inédit à l’écran ?

Dans des vieux films comme Barry Lyndon de Kubrick ou Powerman 1 de Sammo Hung. Ça c’était du neuf ! Je ne parle pas tant de propos ou d’esthétique que du feu que l’on ressent en regardant ces films. On peut sentir ce qui les portait quand ils ont fait ces longs métrages. Ils les ont réalisés comme ils le désiraient, avec passion. Et c’est rare.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 17 avril 2020. Crédit portrait : Sven Zellner.

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