Berlinale | Entretien avec Luciana Merino & Pascal Viveros

C’est l’une des merveilles sélectionnées dans la compétition courts métrages de la Berlinale. Dans Al sol, lejos del centro, une caméra très lointaine filme des maisons qui semblent identiques. Tout est paisible en apparence, mais la lenteur silencieuse invite un sentiment d’étrangeté. Qui regarde et où allons-nous ? Originaires du Chili, Luciana Merino et Pascal Viveros nous en disent davantage sur ce bijou.


Quel a été le point de départ d’Al sol, lejos del centro ?

Le point de départ se situe en 2019, en plein milieu du soulèvement social qui s’est produit au Chili, même si celui-ci n’est pas explicitement montré dans le film. C’est à ce moment-là que nous avons commencé à réfléchir à cette idée. Pour la première fois, nous avons eu l’impression que la ville nous appartenait et que nous pouvions imaginer un autre avenir possible.

Par ailleurs, bien sûr, nous vivons à Santiago depuis longtemps. C’est une ville qu’on aime et qu’on déteste un peu aussi. Dès lors, à cause de cette relation d’amour/haine avec notre ville, nous nous sommes mis en tête de chercher les endroits de Santiago qui se prêteraient le mieux à un relooking et qui permettraient d’y faire naître de nouveaux mondes imaginaires.

Nous avons été très inspirés par certaines œuvres littéraires comme Les Villes invisibles d’Italo Calvino, qui fait preuve d’une grande liberté en inventant des villes coexistant dans un monde imaginaire. Il y a aussi la poésie de Claudia Rodriguez et Juan Carreño. Ils écrivent beaucoup sur Saint-Jacques-de-Compostelle, réfléchissent aux risques liés à la vie en ville et inventent des images qui sont toujours au bord de quelque chose, comme si elles se situaient entre deux amours.



Techniquement, comment avez-vous créé ces images qui semblent toutes filmées de très, très loin ?

Nous étions à la recherche d’une nouvelle façon de photographier la ville, nous avions besoin que ces lieux que nous parcourions tous les jours puissent ressembler à un nouvel endroit, même pour nous. Donc, ce qu’on a fait, c’est mettre la caméra très loin des choses qu’on filmait et créer une « sorte de chorégraphie » dans laquelle le documentaire et la mise en scène pouvaient se mêler. Plus tard, ces images ont été passées dans un programme de montage et c’est là que nous avons fait ces zooms numériques qui se terminent par ces grands plans larges.



Vos images sont à la fois très détaillées et délibérément un peu floues. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’atmosphère particulière que cela génère, surtout dans le cadre d’un film parlant d’un secret ?

Nous aimons cette idée que le film parle d’un secret, nous ne l’avons jamais vraiment envisagé sous cette angle, mais cela fonctionne parfaitement.

Nous croyons en un cinéma d’apparitions, d’images fantomatiques qui peuvent nous effrayer tout en nous donnant envie de jouer avec. Nous voulons embrasser la peur de l’incertitude et du hasard. C’est peut-être ce que nous avons essayé de faire avec ce film : permette à une nouvelle ville d’émerger. Nous pensons que cette atmosphère particulière naît de cette chose intéressante qui se produit lorsque vous vous éloignez de quelque chose pour le voir de plus près. La découverte de ce qui se cache sous la surface, grâce à la technique que nous avons utilisée, crée cette sorte de rythme particulier fait de sensations indéfinies et d’images floues.

Ce qui nous intéresse, c’est l’apparence des lieux recelant un certain quelque chose que nous ne pouvons que ressentir. Nous voulions créer une atmosphère qui ressemble davantage à la ville que nous souhaitons qu’à celle dans laquelle nous vivons. Et oui, il y a un secret dans le film que nous avons découvert petit à petit en le faisant. Qui a la possibilité de profiter de la ville en secret, sans que les autres s’en rendent compte ? Qui a la capacité de voir l’éclat des choses ? C’est dans ces questions-là que réside notre désir de vivre et de faire l’expérience de cette ville. C’est peut-être dans cette source-là que ce secret inattendu a émergé.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Nous nous intéressons aux cinéastes qui découvrent de nouvelles formes de cinéma à travers des éléments formels et des récits innovants. C’est ainsi que nous avons découvert Alexandre Koberidze et Teddy Williams, qui nous emmènent dans des voyages cinématographiques pris sous un tout nouvel angle. Ils nous enchantent en utilisant l’un des éléments primordiaux du cinéma : la surprise. On pense aussi à Dane Kolmjen, dont la subtilité nous permet d’entrevoir des secrets et nous donne suffisamment d’espace pour ne pas avoir à nécessairement tout comprendre.

Enfin, nous ne pouvons pas ne pas mentionner Pedro Costa, qui a changé notre regard sur le cinéma. Fontainhas est un lieu qui n’existe plus, et nous ne pouvons y accéder que grâce à lui et à la confiance de ses habitants. Ils réussissent ensemble à construire un monde unique.

Quelle est la dernière fois que vous avez eu l’impression de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent à l’écran ?

Nous avons déjà mentionné Teddy Williams et El Auge del humano 3 nous a laissé.e.s dans un état d’euphorie, nous a donné l’impression de vivre quelque chose d’entièrement nouveau. C’est un film qui réaffirme que le cinéma peut toujours trouver de nouvelles voies. On se souvient particulièrement de ce mélange de vertige et de simplicité, de son audace à s’affranchir des conventions et du bon goût. Voilà un film qui trouve sa propre place dans la radicalité, dans l’anarchie, dans l’enchantement et la surprise.

Une autre chose qui nous a beaucoup impressionné.e.s ces derniers temps, c’est l’ensemble des vidéos de Lucia Seles. C’est comme s’il existait soudain une nouvelle façon de tourner et de monter des films, une nouvelle façon de vivre avec les personnages. C’est un monde dans lequel il peut être difficile d’entrer au début, mais qu’on ne veut plus quitter.


Entretien réalisé par Nicolas Bardot et Gregory Coutaut le 17 février 2024. Un grand merci à Javiera Pineda Ruiz de Viñaspre.

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