Entretien avec Frédéric Bayer Azem

A l’honneur il y a quelques semaines au Festival Côté Court, Blue raconte l’histoire de Samira qui décide de s’acheter une voiture – mais la nuit s’apprête à tomber et les heures de Samira vont prendre une tournure inattendue. Porté par un sens singulier de l’atmosphère et de la mise en scène, ce court métrage met en lumière le talent de son réalisateur, Frédéric Bayer Azem. Il est notre invité de ce Lundi Découverte.


Quel a été le point de départ de Blue ?

La lecture d’une nouvelle de Russell Banks. Cette femme coincée dans un parking, elle me touche instantanément. A la même période, il y a une explosion des actes islamophobes, notamment envers des femmes qui me sont très proches. On se tape une nouvelle fois la complaisance et les euphémisations de la gauche française. On pourrait aussi questionner l’indifférence totale du milieu du cinéma sur cette question. Ils en sont encore à « l’aide à la diversité » donc on part de loin, politiquement parlant. Quand on ne veut pas repenser en profondeur une structure inégalitaire, on sort une boîte de pansements. C’est pratique, ça permet de faire illusion. J’ai d’ailleurs lu que les scénarios déposés dans le cadre du « fonds images diversité » du CNC doivent se situer « autour des valeurs de la République » (contrairement aux autres financements classiques où on ne demande pas à Bruno Dumont d’écrire autour de ceci ou cela).

Pour l’aide à la production Ile de France, il faut carrément faire allégeance et signer une « charte des valeurs de la République » ! C’est la rime de Fabe : « fais voir ton instruction mais dis « black, beur et intégration »« . La République, c’est aussi 20 fois plus de probabilités, quand tu es un jeune homme noir ou arabe, de subir un contrôle d’identité que le reste de la population, c’est la condamnation de moins de 1% des auteurs de viol, c’est seulement 6% des étudiant(e)s en doctorat à l’université qui sont enfants d’ouvrier(e)s. Ce pays est une épave à la dérive.

Concernant l’islamophobie, je n’attends franchement rien des gens du cinéma. Parler ramadan, les dattes, la chorba, c’est ok, mais ils sont incapables de saisir cette logique de guerre préventive et permanente contre la communauté musulmane, pour tenter de la subordonner et la neutraliser. On a un nouvel épisode avec la tentative d’expulsion de l’imam Iquioussen, au mépris de l’État de Droit. Darmanin avait tout de même prévenu que si le Conseil d’État ne le suivait pas, il changerait carrément la loi (c’est un récidiviste car il avait déjà déclaré qu’il refusait de respecter la loi et de célébrer le mariage pour tous si il était maire).

Tout cela est démocratiquement très inquiétant. Les expulsions arbitraires risquent de se multiplier. C’est une mesure de bannissement demandée par le valet du roi, par pur opportunisme politique. Les personnalités publiques blanches, dont des candidat(e)s aux élections présidentielles, qui tiennent régulièrement des propos rétrogrades ou orduriers, personne ne propose de les dégager. 12 % des hommes français considèrent que la place d’une femme est a la maison…ça en fait du monde à expulser !

La violence que c’est d’allumer ta télé et de tomber sur un journaliste qui avoue pépère qu’il a envie d’accélérer quand il croise un homme en djellaba qui traverse au feu rouge. C’est révélateur de constater que l’avocate de l’imam est menacée de mort, de viol et insultée de « pute a bougnoules ». Pas de doute, on est bien le pays de Vichy, des femmes tondues à la Libération et du massacre de Sétif. Mais force et courage, car il y a de la mobilisation et la résistance d’organismes comme le Groupe d’Information et de Soutien aux Travailleurs Immigrés, la Ligue des Droits de l’Homme ou l’Union Juive Française pour la Paix.

Ça fait longtemps que je voulais filmer une héroïne de 50 ans car je pense souvent au Vent des Aurès de Mohammed Lakhdar-Hamina et aux yeux de Keltoum, déchirante, qui cherche son fils, raflé par l’armée française. Choko Iida dans Le Fils unique de Ozu, elle me terrasse aussi. Je trouve ça fou de transformer l’amertume d’une mère et les fatalités en une sorte de douce sérénité, grâce aux petits bonheurs de la vie. Il faut aussi voir ce très beau film, Des figues en avril. Ça m’a totalement bouleversé. Nadir Dendoune filme simplement sa maman, Messaouda, qui nous parle de solitude, des années qui passent ou de l’homme qu’elle aime. C’est un grand film d’amour. On se rend compte quelquefois un peu tard de l’amour profond de nos mères, de leur peur face aux dangers qui nous menacent.

Face à cela, beaucoup de mères s’organisent et représentent une force politique massive. Par exemple, le collectif de défense des jeunes du Mantois, né suite à l’humiliante et violente intervention policière sur 151 lycéen(ne)s et adolescent(e)s qui s’opposaient aux réformes du gouvernement, concernant le bac et Parcoursup. Ces jeunes ont été parqué(e)s, agenouillé(e)s, mains sur la tête pendant des heures. Les 151 mères du collectif se battent pour la justice et la dignité, pour l’amour des enfants de la communauté et contre la domination raciale et bourgeoise. J’en profite pour saluer Awa Gueye et les camarades du comité « Justice et vérité pour Babacar ».



Votre utilisation de la lumière est remarquable et donne au film une teinte surréelle proche du conte. Comment avez-vous abordé le traitement visuel de ce récit ?

Avec David Ctiborsky, mon chef-opérateur, on partage le même ennui devant le naturalisme, donc c’était facile de s’entendre. Perso, je déteste la demi-mesure et les films qui invisibilisent la lumière et David adore les saillies et les couleurs donc je n’allais pas faire le timide. J’aime bien me dire qu’un simple amas d’herbes hautes qui bougent sous l’effet d’une brise, une petite ombre sur sol ou le détail presque anodin d’un visage peuvent être le début d’une émotion. On s’est aussi beaucoup amusé avec les projecteurs – qu’on ne cherchait même pas a totalement cacher – comme pour ajouter une présence mystérieuse qui s’invite sans cesse dans l’espace juste pour emmerder les ténèbres.

J’aime bien tâter l’artificiel. Ce plan avec les branches et les feuilles qui s’affolent, quand Asmaa El Hadrami est sur le toit de la voiture, on pourrait presque penser que c’est du studio, un truc a la Minnelli. J’ai aussi tenté plein de petites choses a l’étalonnage, notamment quand je rajoute des teintes rouge et jaune en bord cadre, quand Asmaa chante la belle chanson de Mohamed El Badji. Je voulais signifier les belles couleurs du chardonneret élégant.

J’aime les cadres fixes, ça donne un dépouillement et une force incroyable a un plan. Blue m’a permis de re-questionner mon rapport au regard et au gros plan. Je me suis rappelé de Proust qui disait que les regards sont comme des élastiques invisibles, qui nous relient aux uns et aux autres. J’essaye donc de ne pas photographier des visages mais les pensées et les sentiments qui sont derrière ces visages.



Dans un entretien, vous avez déclaré « On dit souvent qu’un réalisateur ne doit pas perdre le fil, je trouve que c’est d’une immense tristesse ». Avez-vous eu le sentiment de ne pas « suivre » un fil pour Blue ?

Pour être sincère, je voulais faire un film plus classique que d’habitude, mais le naturel te rattrape, donc je digresse, je fais durer, je hache, je m’égare. C’est ma façon à moi d’imposer des résistances à des mécaniques qui font trop « cinéma ». On me dit souvent que j’abuse des ruptures et des décalages, mais les enchaînements, les transitions, ça ne m’intéresse pas. J’estime juste qu’une chose n’en entraîne pas nécessairement une autre. On se tape les mêmes trucs à cause de cette convention bidon : un bon court métrage, c’est un expresso bien serré. Et si moi, je veux du lait et douze sucres dans mon café ? Vive les films qui explosent le taux de cholestérol !

Moi j’obéis surtout au tournage, car c’est lui qui te demande ce dont tu as besoin. La vie de plateau, c’est prendre le temps de regarder autour de soi, écouter ce que personne n’entend, être assez vivant pour saisir un geste, une parole ou une forme, faire confiance aux mirages et aux fantômes, se laisser traverser par l’innocence. Quand je suis sur le plateau des autres et que je vois que tout le monde est collé au scénario et à cette connerie de retour vidéo, je trouve ça vraiment désespérant. L’argument pour défendre ce truc est totalement naze : « ça permet de sécuriser, de rassurer l’équipe ». C’est un peu la veilleuse pour ceux qui ont peur du noir. Perso, je préfère voir le phare en pleine tempête. C’est quand même super tordu de mater les comédien(ne)s derrière un écran alors qu’ils sont physiquement à deux mètres de tes yeux ! J’aime bien quand les comédien(ne)s brisent le rapport à la caméra ou t’amènent à débusquer une grâce qui est hors du cadre, donc je me laisse envahir par un espace, pas par un retour vidéo.

Avant de lancer un travelling latéral qui suivait Asmaa, je lui avais préalablement glissé à l’oreille de faire demi-tour brusquement dans le mouvement, un peu quand elle voulait, histoire de surprendre David, l’équipe technique et la caméra. J’ai pas gardé cette prise mais c’était ma façon a moi de raconter que ce personnage aura toujours une longueur d’avance sur tout. Sur un plateau, je m’amuse, je fouine un peu partout, j’essaye que chaque nouveau film soit une première fois. Le dernier plan de Blue, à la base, je ne sais même pas pourquoi je le filme. Sur le moment, je sens un truc fort, c’est tout. Cette grande plante jaune qui vibre, coincée dans le macadam, elle me brûle. Tout commence avec le feu.



Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre travail concernant l’atmosphère sonore du film ?

Pendant l’écriture, j’écoutais sans cesse le jazz cosmique de Lonnie Liston Smith, surtout l’album Astral Travelling. C’était ma seule balise car je voulais surtout m’adapter au lieu de tournage mais je l’ai trouvé seulement quelques semaines avant de tourner. C’était dans un coin super moche de Saint-Malo, genre le Domino’s Pizza dans ta face. Avec mes deux camarades de la prise de son, Laura Chelfi et Celia Pinton, nous avons prêté l’oreille pour cohabiter avec les sirènes des bateaux, le cri des mouettes ou le vent qui frappait les tôles. J’aimais bien, ça mettait en danger les scènes. Pourquoi le bourdonnement d’un générateur électrique qui sort d’on ne sait où devrait forcément s’effacer face à une réplique ? Il faut savoir se laisser envahir par le chant du monde. J’aime beaucoup le début de Prénom, Carmen de Godard. Ça commence avec un plan de nuit sur un trafic automobile, un écran noir puis une voix qui dit « c’est en moi, en toi, que se produit des vagues terribles », on entend des mouettes et paf, un plan des vagues.

Quand je commence le film avec le saxo dissonant de Anthony Braxton, c’est presque pour annoncer la couleur. Je ne cherche pas à installer confortablement les gens, ni à être aimable. Une copine m’a soupçonné d’avoir peur de l’émotion car il m’arrive souvent de couper un élan, avec une ellipse brutale. J’estime juste que la rupture, le trouble et la perdition sont aussi des émotions. Un élan, c’est comme le désir, il se suffit souvent à lui même, on est pas obligé d’aller au bout. C’est une apparition magique et fugitive et c’est tant mieux.

J’écoute énormément de free ou des trucs plus spirituels car ça bouillonne en moi. Dans mon quotidien, j’ai besoin de Archie Shepp, Abdullah Ibrahim, Sunny Murray, Angel Bat Dawid, Jacques Coursil, Don Cherry, Randy Weston, Albert Ayler ou Kamasi Washington. Pendant longtemps, c’était le petit solo, comme la pointe de liberté avant de rentrer dans le rang et paf le free arrive. Tout explose, l’impro collective te soulève de terre. C’est super émouvant de se dire qu’une des limites, c’est l’épuisement physique. J’aime bien cette anecdote où après une prise de 40 minutes (pour Ascension), Elvin Jones lâche ses baguettes, épuisé, et dit à Coltrane, « mec, j’en ai marre de tes trucs, c’est fini ». Je crois même qu’il avait balancé sa caisse claire contre le mur. Pendant l’enregistrement, tous les gens dans le studio pleuraient tellement c’était intense et apocalyptique.

Une coupe sèche, c’est un peu mon scratch à moi. Quand j’avais 7 ou 8 ans, les grands du quartier écoutaient Public Enemy. Les scratchs assassins de Terminator X, des goulées de funk, des sirènes, des cuivres et la foule qui hurle. Je comprenais rien, mais quelle claque ! J’ai une pensée pour Lakhdar, un animateur jeunesse, qui nous apprenait à scratcher et mixer. Même le son d’un disque rayé, ça me fascinait. J’aimais bien créer des boucles avec une rayure dégueulasse, juste pour en faire une rythmique.

C’est peut-être ce côté lacéré ou mon sens du virage qui peuvent rendre Blue un peu revêche et dur à digérer. J’ai quelques soutiens qui me touchent beaucoup, mais il y a un rejet de mon travail de la part d’une bonne partie de la profession (on m’a même dit en commission que je fais du cinéma comme un gosse casse ses jouets). Ça me déplaît pas totalement car je ne suis pas une vache à concours et je n’ai pas à être respectable. C’est peut-être de l’orgueil de ma part mais tu te protèges comme tu peux. Ce milieu cultive l’hypocrisie, l’entre-soi, la cooptation, l’inégalité et la lâcheté donc il ne faut pas s’excuser d’exister et d’être ce que l’on est.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

C’est plutôt la musique et la vie des gens qui m’inspirent, pas les cinéastes. La grève générale actuelle des travailleuses et travailleurs en Grande-Bretagne, ça m’inspire. Des cheminot(e)s, des docker(euse)s, des postier(e)s, des manutentionnaires de Amazon, des avocat(e)s, enseignant(e)s, infirmier(e)s, ensemble pour revendiquer la justice sociale, ça m’inspire bien plus que de pérorer des heures sur les films sélectionnés à Locarno et Venise. La victoire récente des employé(e)s sans-papier de l’hôtel Ibis de Bagnolet (exploité(e)s par un sous-traitant), suite à la grève pour exiger 5 mois de salaires impayés (en attendant le paiement des congés payés, des heures de nuit et des heures supplémentaires qui approchent le double du minimum légal) et des documents pour une régularisation, ça m’inspire plus que la dernière bouse misérabiliste avec Vincent Lindon. La lutte paie. J’en peux plus de ces trucs mornes qui puent la résignation. Guédiguian, je peux plus le supporter. 4 millions de budget pour nous rejouer “la guerre des pauvres” qui rassure le bourgeois ! On peut passer à autre chose ?

Je vais très rarement au cinéma donc je ne suis pas à la page. Instinctivement, je dirais que j’aime avant tout les artistes qui virevoltent, dénudent et recomposent tout dans le seul but de tout faire imploser. Mais, émotionnellement, je ne trouve rien de plus beau que les films de Satyajit Ray, Chaplin ou Mikio Naruse. Peut-être parce que j’aime bien passer du désespoir le plus profond à l’allégresse ou la félicité la plus folle. Chez Ray, j’aime bien quand le détail d’une simple broderie devient le marqueur de l’intimité de deux êtres. Nuages flottants de Naruse, j’ai dû le voir dix fois. Impossible d’oublier le carton de fin : « Courte est la vie des fleurs, infinies leurs douleurs ». Ce qui est déchirant, c’est que plus Hideko Takamine épuise sa résistance à essayer de redonner une flamme de vie à une passion morte, plus le film affiche une puissance émotionnelle.

Si il faut des noms, je vais dire que j’ai une profonde estime pour le cinéma de Sarah Maldoror, Rossellini, Kalatozov, Marta Meszaros, Stévenin, Ousmane Sembène, Maud Alpi, Alexander Mackendrick, Lisandro Alonso, Soufiane Adel ou les premiers films de Mike Leigh sur la classe ouvrière anglaise. Mon dernier vrai choc en salle, c’était Vitalina Varela de Pedro Costa.



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

Quand j’ai écouté Burd, le premier album de Wilma Viltra, des potes à Tyler et Frank Ocean. Du hip-hop foutraque qui sent le spleen et le Prozac. Il y a aussi la découverte du pianiste zoulou, Nduduzo Makhatini. Modes of Communication est un album magnifique. Il y a une énergie vitale très émouvante qui émane de chaque musicien, un peu comme les membres d’une famille unie qui se tiennent la main. D’ailleurs, il a invité sa propre femme et ses enfants à participer aux chœurs.


Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 13 septembre 2022.

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