Entretien avec Eva Trobisch

C’est l’un des premiers films les plus remarqués de ces derniers mois. Comme si de rien n’était, réalisé par l’Allemande Eva Trobisch, suit le parcours inattendu d’une victime d’agression sexuelle. Tendu et complexe, le long métrage, qui sort ce mercredi 3 avril, révèle un grand talent à suivre de près…

Janne subit une agression sexuelle mais refuse de considérer l’événement comme traumatique. Concrètement, elle refuse d’appeler ça un viol, et refuse que les autres l’interprètent comme tel à sa place. Dès lors, quelles questions vous êtes-vous posées au moment de mettre en scène cette agression ? Comment montrer la réalité de l’agression tout en respectant la vision qu’en a Janne ?

Au moment de tourner cette scène, comme dans tout le reste du film d’ailleurs, je n’ai jamais pensé au public, j’ai seulement pensé à la dignité du personnage. Dans la première version du scénario, c’était moins clair qu’il s’agissait d’un viol. Pour moi, il ne s’agit évidement pas d’une scène de sexe, c’est une scène de violence. Une violence autant physique que psychologique, alors il était important d’en retranscrire la dimension physique. Il était hors de question de filmer la scène de loin et en plan séquence, par exemple. Si j’avais filmé la scène de façon clinique, trop claire, on aurait complètement perdu l’idée au centre du film : toujours coller au point de vue de Janne. C’est quelqu’un qui est tout le temps dans l’action, l’interaction, la réaction. Qui ne prend jamais le temps d’avoir le recul nécessaire. La scène ne pouvait pas avoir ce recul à sa place. Je tenais à ce que la scène reflète son point de vue à elle, sans pour autant contredire celui de l’agresseur, car c’est aussi un personnage auquel je tiens.

Sans raconter la fin, le dénouement montre les limites physiques, psychologiques mais aussi sociales de son combat. Était-il clair pour vous dès le début que le film devrait se terminer de cette manière ?

Non. Au final, le film est très proche du scénario. Beaucoup plus que ce que je m’imaginais, d’ailleurs. Mais choisir le début et la fin, ça m’a toujours pris la tête. C’était chiant. Comme si de rien n’était est mon tout premier film, et avant ça j’ai étudié le cinéma à l’université. Il a fallu que je me libère aussi gracieusement que possible de tout ce que j’avais appris, de toutes ces règles de dramaturgie… En écrivant ce film, je sentais qu’il fallait non pas que je m’en serve pour envoyer un message, mais plutôt que j’avais la responsabilité de rester la plus… humaniste possible. Qu’il fallait que je sois doublement humble : d’une part par rapport au medium cinéma, mais aussi par rapport à mes personnages, que je ne voulais surtout pas traiter avec condescendance. Dans la fin que j’avais écrite à l’origine, des policiers venaient frapper à la porte de chez Janne et lui demandaient « tout va bien ? » (Alles ist gut, titre original du film, ndlr). Et là, elle répondait non pour la toute première fois. Que c’est cheesy ! En tournant cette scène, j’étais de très mauvaise humeur, j’avais l’impression de violer à nouveau le personnage tellement c’était artificiel ! On n’a même pas essayé de l’inclure au montage tellement je la détestais. Ç’aurait été malhonnête de terminer le film ainsi.

Janne (Aenne Schwarz) dans le film Comme si de rien n'était (Alles ist gut) d'Eva Trobisch

À mon sens, la fin que vous avez finalement filmée montre que Janne se trouve face à une société qui ne sait pas du tout comment gérer quelqu’un qui refuse de se conformer au comportement qu’on attend d’une victime : faiblesse, appel au secours, état de crise…

Je n’avais pas envisagé cette scène en particulier sous cette angle, mais c’est marrant que vous y ayez vu cela parce que je souhaitais justement que ce soit l’idée fondamentale qui sous-tende tout le film. J’imagine que vous avez lu Virginie Despentes ; cette idée que les femmes peuvent nier le fardeau de l’image d’Épinal de victime, je ne l’ai pas inventée, on la retrouve partout chez elle. La notion-clé, c’est celle de l’autodétermination. Et les limites de l’autodétermination, c’est ce qui m’intéresse. Les bulles sociales que l’on se crée ou qu’on nous impose, jusqu’où peuvent-elles tenir ? Dans la première version du scénario, le film parlait davantage de déterminisme social. J’insistais sur le fait que Janne et son fiancé sortaient d’un projet professionnel qui avait échoué, et qu’elle se posait des questions du type « où se trouve la réussite sociale ? Dans l’argent ? La popularité ? La carrière ? Dans la tête ? Un échec économique est-il un échec personnel ? »

Pour la version définitive de la fin, j’avais le sentiment que le personnage ressentait le besoin physique de fuir, et de rencontrer une limite très concrète, géographique. De plus, pour la première fois, Janne se retrouve dans l’espace public. Pendant tout le film, elle cherche à mettre tout le monde à l’aise, à éviter tout conflit, à rester avenante autant que possible. Là, pour le première fois, elle irrite les gens en face d’elle, elle se les met à dos, et tout ça parce que pour la première fois, elle dit non.

Vous citez Virginie Despentes, a-t-elle été une source d’inspiration concrète pour le scénario ?

Non car en toute honnêteté, je n’ai lu son œuvre qu’après avoir terminé le scénario, mais je connaissais ses idées, des articles, et évidemment ça été une énorme source de réflexion. À vrai dire mon inspiration la plus concrète est venue d’un autre roman français, que j’ai lu et relu tellement je l’adore : Oh… de Philippe Djian (adapté au cinéma par Paul Verhoeven avec Elle, ndlr). Quand je l’ai lu, j’ai eu l’impression qu’il avait été écrit juste pour moi ! Juste après l’avoir terminé, j’ai demandé à une amie productrice de se renseigner pour voir si je pouvais acheter les droits, mais bien sûr c’était impossible à mon petit niveau (rires). J’ai néanmoins démarché pas mal de producteurs en leur expliquant ce que je voulais faire du roman, et j’ai rencontré énormément de refus et de réticence. Personne ne voyait ce que je trouvais au roman ou ce que je pouvais bien m’imaginer en faire.

Janne (Aenne Schwarz) dans le film Comme si de rien n'était (Alles ist gut) d'Eva Trobisch

Avez-vous aimé l’adaptation de Verhoeven ?

(Silence) Non. Mais à vrai dire j’aime tellement le livre que je ne peux pas être objective. C’est d’autant plus paradoxal que Paul Verhoeven est mon héros. J’adore les films de sa période néerlandaise, j’adore Turkish Delight et Le Choix du destin. Je ne sais pas ce que je projette ou non. J’ai eu l’impression qu’il prenait le dessus sur le roman en l’adaptant. Mais bon, je ne sais pas ce que je penserais du film si je n’avais pas autant lu le livre. Qu’est ce que je projette après tout ? Est ce que je peux vraiment me faire confiance ? Comme vous le voyez, j’ai mes problèmes (rires).

L’actrice principale Aenne Schwarz a une façon bien particulière de s’exprimer avec son corps et son visage. Avec son demi-sourire en coin et ses épaules toujours prêtes à se hausser de dédain, son corps exprime la distance qu’elle souhaite prendre avec les événements. Comment avez-vous travaillé cet aspect avec elle ?

Aenne est l’actrice parfaite pour ce rôle. Ironiquement, le jour du casting, elle a été catastrophique. Elle a été tellement nulle que c’était de loin la pire que j’ai vue ce jour-là. Elle en faisait beaucoup trop avec ses gestes et les expressions de son visage, justement. Mais c’est quelqu’un de très intelligent, avec une énergie bien à elle, et j’ai senti qu’elle pouvait apporter quelque chose au personnage. Elle vient du théâtre, donc d’une certaine manière, c’est déjà une actrice très physique. Rétrospectivement, je comprends ce qui s’est passé, c’est comme si elle avait joué pour un public situé très loin, et non pour la caméra. Mon travail de direction a consisté à lui dire sans cesse « mais arrête enfin » (rires). Sur le tournage, chaque fois qu’on commençait une scène, les premières étaient toujours à côté de la plaque car ses habitudes théâtrales revenaient à la surface. Au fil des prises, elle gardait la même énergie en arrivant à garder davantage de choses sous la surface.

Martin (Hans Löw) et Janne (Aenne Schwarz) dans le film Comme si de rien n'était (Alles ist gut) d'Eva Trobisch

En tant que réalisatrice et spectatrice, quel est votre point de vue sur le genre du Rape and Revenge ? D’après vous, est-ce qu’on pourrait relier, de près ou de loin, Comme si de rien n’était à cette famille de films ?

Je ne pense pas être la bonne personne pour mettre mon film dans telle ou telle catégorie, ça c’est votre boulot (rires). Je n’ai jamais eu en tête de faire un film sur le viol. Jamais, jamais, jamais. Pas une seule seconde. Je ne considère pas mon film comme un film sur le viol. En même temps, ce serait très intéressant d’analyser mon film sous l’angle dont vous parlez, car il y a effectivement une part de vengeance dans le film. Il y est bel et bien question de pouvoir, de reprendre le pouvoir ! Janne punit son agresseur dès la seconde où elle décide de ne pas se battre avec lui, tandis qu’il se débat avec sa culpabilité. C’est ainsi qu’elle le force à affronter la réalité de ce qu’il lui a fait. Et il sait qu’il dépend d’elle : s’il était proactif, s’il faisait quelque chose comme se dénoncer, ce serait à nouveau une agression pour elle, car ça la déposséderait de son libre arbitre.

À sa manière, le personnage de l’agresseur est lui aussi attachant. Vous dites ne pas avoir pensé aux réactions des spectateurs, mais…

(interrompant) Qu’est ce que vous feriez à sa place ?

Je n’en ai aucune idée ! La réussite du film tient dans l’absence de réponse à cette question.

Il a toujours été clair que je voulais (que je devais !) en faire le personnage le plus attachant possible. Je voulais qu’on puisse s’identifier à lui, et je voulais l’utiliser comme un miroir de Janne. Elle ne se fait pas confiance, d’une certaine manière c’est une nihiliste, mais lui est très altruiste, avec des valeurs morales. Ils réagissent en opposition, et je tenais à ce que le film respecte les deux points de vue. Quand les gens voient le film, ils se disent qu’il est faible, mais il ne peut rien faire, il est prisonnier de cette situation.

Qu’est-ce qu’on vous demande le plus lors des séances suivies de questions/réponses ?

Les gens sont tellement prompts à juger, ça m’énerve. On est tous soumis à des images, des films et des schémas qui nous poussent à juger au bout de quelques minutes seulement si un personnage est bon ou mauvais. Récemment, à la suite d’une projection, un homme âgé et visiblement d’un certain niveau social, s’est levé et a déclaré qu’il n’aimait pas mon film parce que tous les hommes y sont faibles. Je n’ai pas su quoi lui dire. Il me semble que les hommes du film sont tantôt faibles et tantôt forts, de même que les personnages féminins, et de même que moi-même et n’importe qui dans la vraie vie. Les personnages essaient tous de se sortir de cette situation du mieux qu’ils peuvent. C’est ma seule approche du film, je veux apprendre de mes personnages, pas les juger.

Pour finir, outre Verhoeven, quels sont vos cinéastes préférés ?

Je ne pourrais pas en citer un seul. À la fac, on m’avait demandé de faire une dissertation sur le film de l’Histoire du cinéma qui m’avait le plus influencé, et j’ai eu un mal fou à répondre à la question. J’ai répondu que je considérais l’Histoire du cinéma plutôt comme une pharmacie, et selon l’état dans lequel on se trouve, selon nos maladies du moment, on prend ce dont on a besoin, on cherche le bon médicament. En tant que cinéaste, si je me sens trop enfermée dans une structure narrative, je vais regarder Cassavetes pour profiter de l’énergie des acteurs, ensuite si je veux à nouveau me concentrer sur la dramaturgie, j’irais plutôt vers Rohmer ou Pialat par exemple.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le mardi 26 mars 2019. Merci à Laurette Monconduit et Jean-Marc Feytout.

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

Partagez cet article