Festival Black Movie | Entretien avec Carolina Markowicz • Toll

Révélée l’an dernier avec le féroce Charcoal, qui figurait dans notre dossier sur les meilleurs films inédits de 2022, la réalisatrice brésilienne Carolina Markowicz revient avec Toll. Tout aussi maboule et maline, cette nouvelle comédie grinçante sur les thérapies de conversion est présentée cette semaine au Festival Black Movie.


Lorsque nous avions échangé au sujet de votre premier long métrage Charcoal, vous disiez « aujourd’hui, au Brésil, l’absurde n’a plus rien d’absurde ». Est-ce le même constat qui a servi de point de départ à Toll ?

Oui, c’est vrai. Tout ce qui se déroule ici actuellement au Brésil ne pourrait avoir lieu où que ce soit d’autre qu’au Brésil. L’absurdité est devenue notre quotidien, qu’on le veuille ou non.

Comment ce portrait acide a-t-il justement été reçu par le public brésilien ?

Le film a été très bien reçu. Les gens ne vont plus autant au cinéma qu’avant mais le film a eu une jolie carrière en streaming, et globalement j’ai l’impression que les gens l’aiment beaucoup. On me dit souvent que le film est dur mais les gens sont très reconnaissants de voir à l’écran ce type d’humour typiquement brésilien, cette absurdité dans laquelle ils vivent au quotidien. Je suis très contente que ce point-là soit bien passé auprès du public.


Charcoal

On ne sait pas bien si on doit rire ou non devant les scènes de thérapies de conversion. Rassurez-nous : avez-vous inventé ces méthodes improbables de guérison ou bien vous êtes-vous basée sur la réalité ?

J’ai fait les deux à la fois. Quand je dis qu’il se passe beaucoup de choses bizarres au Brésil, je fais référence au fait que même les politiciens, qui sont tout de même supposés représenter l’Etat, disent les choses les plus absurdes. Untel a récemment déclaré que les enfants ne devraient pas jouer avec les poupées du film La Reine des neiges car le personnage d’Elsa est lesbienne, et un autre que l’anus est un trou maudit qui ne devrait jamais servir en dehors des toilettes. Non mais vous vous rendez compte ? Quand je vous disais que l’absurde était devenu la nouvelle normalité. Pour le personnage du thérapeute, je me suis donc directement inspirée de certaines vraies déclarations que j’ai trouvées en faisant des recherches, mais j’ai aussi beaucoup utilisé ma propre imagination bien sûr.


Toll

L’action de déroule dans une ville industrielle aux décors inattendus, quels choix esthétiques avez-vous fait pour traduire à l’image l’atmosphère étrange de cet endroit ?

J’ai toujours été fascinée par cette ville qui existe vraiment et se situe quelque part entre Sao Paulo et la plage. C’est un pôle industriel très sale mais entouré de très grandes forêts. Ce qui est fou dans cet endroit c’est qu’on peut littéralement sentir la texture de l’air autour de soi : celle de la poussière, de la sciure, de la fumée qui sort des usines. On peut la percevoir aussi bien à l’intérieur des maisons qu’à l’extérieur. J’étais obsédée par l’idée d’arriver à retranscrire cette texture de saleté très particulière. C’est pour cela que je ne voulais surtout pas d’image numérique trop nette ou propre, je voulais que ça reste froid et gris, même lorsque l’on voit des couleurs à l’écran. Ce gris qui persiste au-delà des couleurs, c’est vraiment spécifique à cette ville et j’ai tout fait pour lui rendre justice.


Toll

Plutôt que de vous attacher au personnage du fils victime du comportement de sa mère, vous centrez le récit sur cette dernière, et vous la rendez attachante bien qu’elle ne fasse que prendre des mauvaises décisions. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet angle narratif inattendu ?

Je n’aime pas les choses trop binaires, j’aime quand les gens possèdent plusieurs facettes, et après tout c’est le cas de tout le monde. Les personnes les plus horribles ont toutes été gentilles avec un proche à un moment donné. Bien sûr il y a des gens qui sont vraiment monstrueux, mais j’aime cette idée de la complexité humaine. Je suis même fascinée par cette idée. Je ne voulais pas que le garçon adolescent soit une simple victime et que sa mère soit juste une garce. Elle est mère d’un adolescent et après tout, tous les ados sont des emmerdeurs à un moment où un autre, non ? Elle est le produit de la culture qui l’entoure, elle est aussi victime à sa manière, victime de la société. Je voulais qu’on s’attache autant à elle qu’à lui.


Toll

Le personnage de la collègue de la mère vous sert-il à transformer cette ambivalence en ressort comique ?

Oui, c’était très important que cette femme qui n’a que Dieu à la bouche soit en réalité complètement hypocrite. Publiquement, elle fait tout ce qui est socialement accepté, mais en réalité elle est très fausse. Cette hypocrisie est très présente dans mes films, j’y tiens beaucoup.

L’ultime scène du film ressemble d’abord à un happy end, mais elle se clôt par un long silence inconfortable là où on se serait attendu à des embrassades chaleureuses, voire des applaudissements. Vous teniez à éviter la facilité jusqu’au bout ?

C’est exactement comme cela que je souhaitais cette fin, je me retrouve tout à fait dans votre description. Je ne sais pas si cette mère va finir par accepter son fils. On ne sait pas si leur relation est guérie mais je crois qu’elle réalise qu’il possède sa propre force et sa valeur… et la vérité c’est qu’elle n’aime pas ça. C’est comme dans la vie. Dans la vraie vie, les choses sont rarement aisément résolues.


Toll

Comme dans Charcoal, les normes de genre sont une prison.

C’est un peu différent cette fois. Dans Charcoal, c’était les personnages féminins qui prenaient toutes les décisions, même s’il ne s’agissait que de mauvaises décisions. A chaque fois que l’histoire avançait, c’était suite à une décision prise par une femme. Ici, même si l’héroïne est la chef de famille, qu’elle gère le quotidien et que c’est elle qui ramène de l’argent à la maison, elle ne fait que réagir à ce que font son fils et son copain, ce sont ces derniers qui prennent les décisions qui font avancer le récit. Dans Charcoal, les hommes étaient davantage passifs.

Quel est le dernier film que vous ayez vu et qui vous a donné l’impression de voir quelque chose de nouveau ?

Parmi les films récents, je ne saurais dire, mais j’ai récemment revu pour le plaisir un film que je n’avais pas regardé depuis longtemps alors que je l’adore, c’est La Pianiste de Michael Haneke. Oui, pour le plaisir. J’aime que le film s’autorise à être aussi sec et sombre. C’est une très bonne référence à garder à l’esprit, c’est un film qui prouve qu’il ne faut jamais perdre confiance au moment de choisir son propre ton.

Entretien réalisé le 31 août 2023 par Gregory Coutaut. Un grand merci à Emma Griffiths.

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